Amina Chaffaï, Le Stéphanois, Saint-Étienne-des-Grès, avril 2020
Il semble que l’être humain contemporain soit programmé pour être actif. Il doit réaliser, travailler, fonctionner. Faire. Faire tout le temps car, le temps c’est de l’argent, le temps est précieux, le temps c’est de l’or. Toutes ces citations nous indiquent, sans équivoque, qu’il n’y a pas de temps à perdre. Cela nous fait vivre à un rythme frénétique, et nous fait dépasser les limites de notre propre santé physique et mentale, car pour être un bon citoyen ou un individu respectable, il faut … faire.
On nous a appris à vivre avec des heures, des délais et des échéances.
Notre société en est une du « tout de suite ». Rien ne peut attendre demain.
Nous parlons ou nous envoyons des messages quand nous marchons ou même quand nous sommes attablés avec quelqu’un. On ne prend plus de temps d’arrêter et de réfléchir à une situation, une décision. On ne nous a pas enseigné à attendre et de rêver. En plus, la technologie nous aide à tout obtenir « tout de suite » tant et si bien que nous ne faisons que courir, nous ne savons plus marcher. Nous n’avons pas de patience et nous sommes incapables d’attendre.
Je fais ma fine philosophe en élaborant sur la patience et l’art d’attendre, mais je dois confesser que je suis hyperactive et de nature impatiente, qui ne sait pas attendre. C’est un supplice pour moi. Quand j’attends, j’ai la conviction de perdre du temps. Un temps précieux que je pourrais employer à faire quelque chose d’utile, comme travailler ou faire avancer un projet, ne serait-ce que faire les boutiques sans but. Quand j’attends quelqu’un et qu’il a du retard, cela m’irrite. C’est comme si on ne donnait pas bonne valeur à mon temps. Ce temps vide et improductif dérange mon horaire, retarde mes activités et impacte d’autres personnes puisqu’il a un effet domino sur mes autres engagements. Je perds du temps que je n’ai pas. Bref, je déteste attendre.
Ces dernières semaines, comme ce qui était recommandé, je suis rentrée à la maison pour y rester jusqu’à nouvel ordre. Étant plus hypocondriaque que la moyenne des gens, j’avoue que je fais partie de ceux et celles qu’il a fallu apaiser, rassurer. J’ai succombé à la panique au point de mal dormir. Je regardais les nouvelles constamment et j’appréhendais le pire. Paradoxalement, à chaque segment d’information, je souhaitais, du moins jusqu’au moment d’écrire ce texte, qu’on nous libère de l’obligation de garder ses distances. Ce fut une déception d’une fois à l’autre car on ne faisait que renforcer les mesures de confinement. Je capotais en attendant d’autres nouvelles et fouillais les réseaux pour me convaincre que cette monstrueuse attente achevait.
Et puis, on nous informe que probablement tout cela durerait plus que les 2 ou 3 semaines prévues. J’ai bien dû ronger mon frein et m’accommoder du temps interminable que j’avais devant moi. Au départ, en nouvelle adepte de l’attente, je ne savais pas trop quoi attendre : attendre d’avoir des symptômes? attendre que les autres aient des symptômes? attendre que quelqu’un sorte de son isolement? attendre quoi au juste?
J’ai donc pris mon « temps » en patience et, puisque je ne pouvais pas « ne rien faire », je me suis mise à « tout » faire. Trier des vêtements qui encombrent les garde-robes, changer les meubles de place pour un nouveau décor, faire le ménage du garage qui ressemble à un marché aux puces désordonné, faire l’inventaire du garde-manger et du congélateur, réorganiser mon petit coin de couture, écrire, lire, parler, parler et parler.
Eh oui ! j’en ai profité pour discuter sur les réseaux sociaux avec ma famille et mes amis aussi confinés que moi; avec ma parenté à l’étranger ou ailleurs au Québec. J’ai repris contact avec des copains de l’école secondaire et des anciens collègues de l’université ou mes plus récents emplois. Je prends le thé avec ma mère qui est confinée au Maroc, en me connectant par vidéo (Skype ou WhatsApp). Elle qui devait venir passer le temps des sucres au Québec est restée chez elle. Je lui garderai du sirop et du beurre d’érable, qu’elle adore, jusqu’à sa visite reportée en juillet. Je joue même au Scrabble sur le web avec une voisine. On se le promettait depuis si longtemps. On a enfin eu le temps.
Vous devinez bien que j’ai tout commencé et que je n’ai rien terminé de mes projets de ménage et de réorganisation. Juste le fait de penser que j’ai tout mon temps me fait ralentir. Savoir que je pourrais finir une autre fois me fait remettre à demain ou après-demain. Je juge la procrastination avec plus de compréhension et j’ai de l’empathie pour ma paresse nouvelle, mais réconfortante.
Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise affaire et j’ignore si je vais reprendre ma cadence accélérée d’avant la crise. C’est ma première thérapie du « plus de temps », alors je manque d’expérience. J’apprends, je marche plus lentement, j’arrête plus souvent, je développe ma patience et je m’habitue à attendre. J’ai quasiment peur de manquer de temps pour réussir à devenir aussi zen que je le voudrais. Cependant, j’ai un peu appris sur moi-même. Je suis capable de procrastiner et certainement très capable de ne rien faire. Finalement, j’aime bien ça, attendre.
Bien sûr que je ne souhaite pas que tout cela s’éternise et je prie pour qu’une solution soit bientôt trouvée pour sauver des gens. J’ai évidemment hâte qu’on se remette à l’action, qu’on recommence nos rencontres et qu’on reprenne nos accolades. En attendant, restons vigilants, altruistes et patients.
“La patience est la force du fragile et l’impatience, la fragilité du fort” a dit le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724-1804).