Gilles Simard, Droit de parole, Québec, février 2020
Avec ses yeux immenses qui lui mangeaient son beau visage à l’air un peu rebelle, Marylène Lévesque, 22 ans, avait toute la vie devant elle pour dépenser sa pétillante énergie. « Elle était généreuse, souriante et aimante et elle aimait le bonheur », ont dit d’elle ses amis-es, au sortir d’une vibrante cérémonie d’adieux, à Chicoutimi, il y a peu.
N’empêche, son meurtre lâche et odieux, il y a deux semaines, dans une chambre d’hôtel de Québec, m’a profondément ému et je suis maintenant hanté par son visage, mélange de candeur et aussi d’une gravité certaine. Je suis obsédé parce que oui, bien sûr, Marylène aurait pu être ma fille ou ma petite-fille (la vôtre aussi), mais aussi parce que le meurtre inqualifiable de cette jeune femme « escorte » correspond en tous points à celui, il y a quarante ans, de Lizette Bélanger (à Québec), une autre jeune femme prostituée de 23 ans, violée et charcutée dans une chambre d’hôtel de passe de la Basse-ville, et ce par un autre fou furieux ivre de colère envers les femmes, qui lui aussi a poignardé à mort sa propre conjointe une semaine après. Lizette, qui venait de la petite localité d’Amqui, était ma voisine et aussi une amie.
Un « métier » comme un autre, la prostitution?
Là où je veux en venir, en attendant qu’un comité d’enquête fasse la lumière sur le laxisme impardonnable de la Commission des libérations conditionnelles du Canada vis-à-vis le tueur récidiviste Gallese, c’est qu’entre ces deux crimes épouvantables, ce sont des dizaines et des dizaines de femmes s’adonnant à la prostitution qui auront été lâchement assassinées, au Québec et au Canada, sur quatre décennies. Pensons seulement aux dizaines de meurtres de prostituées du tueur en série Robert Pickton, près de Vancouver, dont plusieurs étaient des femmes autochtones… Vraiment, tout ça donne froid dans l’dos!
Sur quarante ans, ce sont aussi des milliers d’autres femmes qu’on aura retrouvées ici et là, dans l’anonymat d’une chambre glauque ou derrière un parapet de viaduc, férocement battues, gravement intoxiquées, mutilées ou s’étant suicidées. Et cela, cette véritable hécatombe, c’est sans compter toutes celles et aussi ceux – parmi les hommes prostitués – devant maintenant composer avec un syndrome post-traumatique et les innombrables séquelles physiques et psychiques d’une « vie active » passée à faire violence à leur corps pour assouvir sexuellement les besoins des autres. Une plaie sociétale béante, un fléau, un nombre incalculable de vies brisées ! Un « métier » comme un autre, la prostitution ? Laissez-moi rire… jaune!
Protéger, Prévenir, Éduquer et Réinsérer
Ici, loin de moi la volonté d’instrumentaliser la mort de Marylène pour faire du prêchi-prêcha idéologique. Toutefois, et même si j’ai longtemps cru qu’il était possible de « légaliser » la prostitution tout en travaillant à long terme à son « abolition », je reconnais maintenant que ces deux voies comportent des objectifs qui sont nettement irréconciliables. Primo, à cause de l’effet de banalisation de la prostitution par la légalisation, et secundo, en raison de la logique implacable de recherche de profit du néolibéralisme, partout où cette activité est légale (offre et demande accrue parce que « normalisées », accroissement de la traite de personnes mineures, démunies et immigrantes, mainmise de la pègre et du proxénétisme, trafics de drogue, blanchiment d’argent, etc.).
Mais, au-delà du modèle de gestion étatique à suivre (modèle suédois, légalisation comme en Allemagne, autres), et nonobstant les pressions actuelles des différents groupes intervenant au dossier (FFQ, PDF, CLES, « travailleuses du sexe », Conseil du Statut de la Femme, Amnistie Internationale, LDL, etc.), reste que la prostitution est encore là pour un sacré bout de temps. Croire le contraire relèverait de la naïveté ou de la pensée magique.
Aussi, tant que perdurera le phénomène, et plutôt que de harceler et de réprimer les femmes et les hommes qui s’adonnent à cette activité, nous avons le devoir, à l’instar d’organismes communautaires reconnus comme le PIPQ, L.U.N.E., la Maison de Marthe, Stella et autres, de faire un travail d’éducation de proximité et de protéger du mieux possible l’intégrité physique et morale de ces personnes. Autrement, et sans verser dans un paternalisme outrancier, nous devons aussi impérativement travailler à la prévention ainsi qu’à la réinsertion de celles et ceux qui voudraient sortir du cercle vicieux Pauvreté-Prostitution et Toxicomanie.
Enfin, dans une volonté de mieux comprendre pour mieux éradiquer à long terme la prostitution et la chosification de la sexualité, nous allons devoir oser aborder de front des questions encore très taboues, comme cet océan de pornographie (virtuelle et autres) dans lequel patauge à toute heure une bonne partie de l’humanité. Pour que demeure le souvenir de Marylène ! Et aussi de toutes les autres.