Roland Cregheur et Richard T. au Café du soldat

De soldat à sans-abri

Josée Panet-Raymond, L’Itinéraire, Montréal, le 1er janvier 2020

D’après le dernier dénombrement de 2018, il y aurait 169 ex-militaires en situation d’itinérance au Québec, dont la majorité (72) sont à Montréal. Un chiffre incomplet puisque bon nombre d’entre eux préfèrent ne pas révéler leur statut de vétéran. Si les ex-soldats ne comptent que pour 1,5 % de la population québécoise, ils sont trois fois plus nombreux parmi les itinérants, alors qu’ils représentent 4,5 % de cette population. Richard T. a été de ceux-là.

Après avoir pratiqué 36 métiers, Richard T. a opté pour la vie de soldat d’infanterie dans les Forces armées canadiennes. Mais après des années d’en avoir trop vu et trop vécu, le corps et l’esprit de cet homme fier ont flanché et il s’est retrouvé sans-abri.

Pendant un an et demi, le vétéran, qui avait perdu tous ses repères, a arpenté les rues de Montréal, allant d’un refuge à l’autre, sans parler de son passé à qui que ce soit. Jusqu’au jour où il a rencontré Roland Cregheur. « C’est la honte qui t’habite. Je n’ai dit à personne que j’avais été dans l’armée », dit le grand gaillard de 57 ans. À ses côtés, Roland Cregheur, ex-policier militaire et ancien agent de la GRC, vêtu de sa veste de cuir recouverte de patches et d’épinglettes qui témoignent de sa longue carrière de militaire acquiesce. « C’est vrai, les gars ne se confient pas, même pas entre eux », dit-il.

Pour les ex-soldats itinérants comme Richard, la veste de Roland Cregheur, c’est un gage de confiance. Elle démontre qu’il est l’un des leurs, qu’il les comprend, se soucie d’eux, et qu’il a l’esprit de corps. C’est aussi une porte d’entrée pour les rencontres hebdomadaires au Café du soldat où les vétérans sans-abri trouvent un havre de paix, un endroit sécuritaire, mais aussi une issue à la rue.

 

L’expérience de Richard

Pour parler à L’Itinéraire de son parcours, Richard a fait le long trajet de La Sarre, en Abitibi, jusqu’à la Maison du Père, lieu de notre rendezvous. C’est aussi là que se trouve le Café du soldat, fondé il y a trois ans par Roland Cregheur à l’intention des vétérans en situation d’itinérance.

Jeune homme, Richard a travaillé dans les mines de l’Abitibi et du Nord de l’Ontario. À 19 ans, après un accident survenu dans la mine de Belmoral auquel il a échappé indemne, contrairement à quatre de ses camarades qui y ont perdu la vie, Richard décide qu’ « y m’enterreront pas vivant ». Il s’enrôle donc dans l’armée au début des années 1980 et part faire son entraînement à la base de Valcartier. Premier départ en 1984 à la base canadienne de l’OTAN à Lahr en Allemagne, où il va faire ses premières expériences de soldat. Puis de retour au Canada avant d’être renvoyé en Allemagne pour ensuite être déployé en ex-Yougoslavie en 1992. « On est débarqué en Croatie, on était environ 500 troupes. On s’est rendus à Sarajevo où on a passé cinq mois. » La mission de maintien de la paix de l’ONU s’est transformée en mission de l’OTAN face aux conflits qui ont fait quelque 100 000 morts entre 1992 et 1995.

« On l’a eu pas mal rough, on a perdu des collègues. Un a marché sur une mine, d’autres se sont faits descendre par des tireurs d’élite », relate Richard, qui n’aime pas évoquer ses souvenirs douloureux. Il poursuit : « Ç’a pris 17 jours pour traverser la Bosnie en passant par les petits chemins ; on ne pouvait pas prendre les grandes routes pour éviter les bombardements. On mangeait des rations et on dormait dans nos véhicules, toujours prêts à partir ».

Les souvenirs d’enfants sales, au ventre distendu par la malnutrition ne le quittent pas. Des vieux sans défense, la misère. « Aujourd’hui, que je vois quelqu’un faire mal à un enfant ! », s’exclame-t-il. De retour à Valcartier, Richard devient technicien d’armement. « Je n’aimais pas ça. Et c’est là que tous les petits problèmes ont commencé. J’ai été déclaré post-traumatique. Je ne les ai pas crus. J’ai tout câ…ssé là. La volonté et le moral n’y étaient plus. »

 

L’après-armée

Après avoir quitté l’armée, Richard travaille dans la sécurité pour le Corps canadien des Commissionnaires, puis il part bûcher sur la Côte-Nord. « Cinq ans de paix, juste moé pis ma chainsaw. » Suivra un travail dans le domaine agricole où il a travaillé comme contremaître et opérateur de machinerie lourde sur des fermes avec des travailleurs migrants.

Trente-six métiers donc. Mais après 40 ans de dur labeur, l’arthrite et les douleurs se mettent de la partie. Les troubles post-traumatiques se manifestent de plus en plus. « J’ai déjà donné un coup de poing à ma blonde pendant que je dormais. Je n’avais jamais frappé une femme de ma vie. Elle saignait du nez », regrette-t-il amèrement. Survient le jour où il ne peut plus travailler et personne ne veut l’engager. Il se retrouve à la Mission Old Brewery en 2016. Un an et demi à errer dans les rues. « Moé, je peux dormir accoté sur un arbre, ça ne me dérange pas. Dans l’armée, je me suis habitué. Je me suis toujoursdébrouillé depuis l’âge de 15 ans, mais c’était la misère dans la rue. »

S’il se dit débrouillard, il se désole pour ses compagnons d’infortune. « Y’en a qui ont juste connu ça, l’armée. Y sont arrivés à 17 ans et n’ont pas eu de scolarité. Ils ne savent pas à quoi ils ont droit. » Vers 2016, sa chance tourne alors qu’il rencontre une dame qui travaille pour le ministère des Anciens Combattants. « J’ai tellement de gratitude pour elle. Elle m’a aidé à avoir ma pension, et à obtenir, à travers la Légion canadienne, un appareil auditif pour mon oreille abîmée pendant mon service. »

 

Sortir de la rue

Lorsqu’on lui demande comment il a fini par sortir de la rue, Richard pointe Roland : « C’est de sa faute ! », dit-il en riant. Avec l’appui de Roland, et grâce au montant rétroactif reçu des Anciens Combattants, Richard saute dans l’autobus pour faire un retour au bercail en Abitibi où habite toute sa famille.

Père d’un fils et fier grand-père de deux petits-enfants, qu’il gâte d’ailleurs allègrement, il affirme n’avoir jamais informé les siens de sa période d’itinérance. « Mon gars aurait pu m’héberger, mais j’étais trop orgueilleux pour lui dire que j’étais dans la rue. »

Aujourd’hui en paix et à la retraite, Richard est entouré des siens. Pêcheur invétéré, il s’adonne à cette activité le plus souvent possible. De retour à la Maison du Père, le temps de l’entrevue, Richard serre les mains de vieux amis qu’il a côtoyés dans les rues. Il dispense une poignée de change, quelques cigarettes. Il n’oublie pas.

 

Le Café du soldat

Roland Cregheur arrive à L’Itinéraire avec son chien Buzz pour parler du Café du soldat qu’il a fondé il y a trois ans. Son fidèle complice, couché à ses pieds, lui est d’un grand secours. « Lui aussi c’est un vétéran, il a déjà servi, et il me comprend », dit-il. C’est que Roland aussi souffre du trouble de stress post-traumatique (TSPT). « Il y a quelques années, je m’isolais beaucoup chez moi », explique-t-il. Un ami vétéran insistait chaque année pour qu’il se joigne au regroupement des vétérans UN-NATO, un club de motocyclistes. « J’ai fini par y aller et ça me fait beaucoup de bien. »

En plus des rencontres sociales, les motocyclistes (ne les appelez pas des motards !) préparent chaque année un souper à la Maison du Père. Lors du service du repas, un des itinérants avec le visage amoché l’a approché à cause de la veste qu’il portait. « Il m’a dit que lui aussi était vétéran, qu’il avait fait deux tours en Afghanistan et avait sauté sur une mine antipersonnel. Je voyais qu’il était stressé. Je lui ai demandé ce qu’il faisait à la Maison du Père et pourquoi il n’était pas à l’hôpital Sainte-Anne [de Bellevue pour les vétérans] où il pourrait recevoir des soins cinq étoiles. » Comme tout réponse, l’homme lui a dit : « Moi les formulaires, c’est trop dur à remplir ». En fait, dit-il, c’est symptomatique du TSPT : perte de concentration, incapacité d’agir.

« Le TSPT peut être très débilitant. » Il est alors allé voir le président provincial de l’association pour s’informer de qui s’occupait des vétérans itinérants. « Personne, m’a-t-il répondu. Alors je lui ai dit que ce serait moi qui s’en occuperais. » Ne sachant pas trop comment s’y prendre, c’est une rencontre avec un certain Dwayne, à la Maison du Père qui l’aidera dans ses démarches. « Il m’a encouragé à devenir bénévole au refuge pour que je comprenne la culture des gens de la rue et de ceux qui leur viennent en aide, dit-il. Le directeur général François Boissy m’a prêté un local et fourni du café pour que je mette sur pied le Café du soldat. Je faisais des tournées des refuges et c’est là que je rencontrais les gars dans la rue, dont Richard. »

Le nombre de vétérans itinérants que Roland Cregheur a aidé à sortir de la rue n’est pas très élevé. Environ cinq depuis trois ans. Par contre, le vétéran sème des graines partout où il passe. « Je les écoute et je les mets en contact avec les Anciens Combattants, pour qu’ils soient informés de leurs droits, mais aussi qu’ils soient diagnostiqués post-traumatiques, ce qui leur permettra de recevoir les soins, de l’aide psychologique et leur pension. »

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