Patrice Fortier. Photo : Frédéric Raevens

As-tu vraiment besoin de manger, Patrice Fortier?

Laurence Veilleux et Pénélope Mallard, Le Mouton NOIR, Rimouski, novembre 2019

 

Tous les deux mois, dans le cadre de cette rubrique, Le Mouton Noir présente une ou un artiste du Bas-Saint-Laurent. Avec l’autorisation de Coline Pierré et Martin Page, Le Mouton Noir s’est inspiré du collectif qu’ils ont publié en 2018 aux éditions Monstrograph, Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger?, un recueil de 35 questions posées à 31 artistes sur leurs conditions de vie, de travail, de création.Patrice Fortier est artiste-semencier et travaille dans le Kamouraska. Il a créé et dirige La Société des plantes.

 

Patrice Fortier, que réponds-tu quand on te demande quel est ton métier?

« Je suis semencier ». Parfois je dis juste : « jardinier ».

 

Pourquoi crées-tu ce que tu crées?

Pour tellement de raisons différentes qui s’entrelacent en une grosse tresse de sens : c’est assurément une façon d’atteindre un équilibre personnel, qui me permet de générer des outils de résistance pour la communauté. J’essaie de proposer une alternative élégante, source de plaisir, à la robotisation progressive de l’humain. Réinventer une poésie de la diversité tout en entretenant le paysage.

 

Quel rapport ton travail entretient-il avec la réalité?

À l’image du commerce de la soie qui a véhiculé les philosophies orientales jadis, je crois que le commerce peut encore aujourd’hui véhiculer des idées, des façons différentes de concevoir la vie et avoir un effet transformateur sur la réalité des humains.

 

Est-ce qu’il y a des choses dans ton métier qui te mettent en colère?

Observer le traitement que nos municipalités réservent aux populations de fleurs sauvages qui sont rasées obstinément, de plus en plus chaque année… J’ai l’impression que les insectes pollinisateurs se retrouvent tous dans mon jardin tellement il n’y a presque plus rien à butiner le long du rang. Observer la dégradation de l’habitat du goglu des prés aussi, à cause de l’intensification des pratiques agricoles! Et c’est lui qui nous remonte le moral avec son chant de fou durant les longues et dures journées d’implantation printanière…

Si les élus aiment aller dans les restaurants gastronomiques, ils font bien peu pour encourager l’agriculture de proximité, la culture paysanne à la source des plus belles tables… On n’est pas pris au sérieux et, quand notre entreprise est certifiée bio et qu’on protège l’habitat du goglu, le bassin versant de notre rivière, la diversité végétale, et j’en passe…, c’est nous qui devons payer pour prouver qu’on ne pollue pas! Sans compensation!

 

Qu’est-ce qui te sauve?

Le potage à la bourrache, le chant du goglu, la baignade dans le fleuve… Vivre entouré d’autres humains qui cherchent des solutions pour entretenir ce qu’il reste de beau.

 

Où est la joie dans ton métier?

Elle est à peu près partout où il est question de plantes… D’ailleurs, avec mes précieux acolytes au jardin, on ne parle pas de travail mais de jeu! Une de mes grandes sources de joie est de nourrir mon équipe en grande partie de désherbage. On transforme une occupation à connotation négative en occupation positive, et c’est très satisfaisant. On vit aussi à notre rythme et au rythme des saisons : aucun horaire imposé, ou très rarement, jamais rigide. J’ai rejeté plusieurs occupations dans le passé, qui m’occasionnaient du succès, mais où je ne pouvais me sentir vraiment intègre… La pratique que j’ai développée me permet de me sentir en accord avec mes convictions écologiques, politiques, éthiques, esthétiques, sans trop de compromis : ça aide la joie!

 

Est-ce que le fait d’être un homme a une influence sur ton travail ou tes conditions de création?

Régénérer les semences est une occupation principalement féminine par tradition (comme bien d’autres occupations qui demandent beaucoup de temps et qui rapportent peu)… Je fais donc partie de la minorité en tant que garçon. J’ai l’habitude, ayant souvent côtoyé des univers féminins dans la pratique des arts textiles entre autres. Je suis à l’aise dans ces mondes de femmes. Cela dit, je m’apprête à installer une fontaine-lingam dans mon jardin pour célébrer la fertilité au masculin, oui!

 

Comment t’es-tu organisé pour tenter de vivre de ton art?

De la danse au cabaret-performance, aux arts textiles et d’impression, ma démarche s’est peu à peu affirmée en une poésie végétale, en passant par plusieurs étapes horticoles et culinaires… Chose certaine, je me suis dit un jour qu’avec un grand jardin, si je ne faisais pas un sou, j’aurais au moins de quoi me mettre sous la dent! Maintenant que mon projet artistique s’est enfargé « comme il faut » dans l’agriculture, je réussis à vivre de mes occupations, et j’ai un garde-manger plein de nourriture suave. C’est un compromis, car je m’immergerais volontiers à fond dans la création… mais opérer un commerce agricole me donne cet ancrage au sol, qui est salutaire.

 

As-tu vraiment besoin de manger?

Oui, surtout des nourritures semi-sauvages, exceptionnelles, provenant du plus de familles botaniques possible.