Louis-Paul Willis, L’Indice bohémien, Rouyn-Noranda, octobre 2019
Les médias d’information sont en crise. Il n’y a rien de particulièrement nouveau ou frappant dans cette affirmation. À l’aube de la révolution numérique qui bouleverse depuis deux décennies divers aspects de nos vies et de notre rapport à l’Autre et à la société, l’idée selon laquelle les médias sont en crise est difficilement contredite. Ce qui est moins accepté — et surtout moins acceptable —, ce sont les répercussions de cette crise sur nos démocraties et sur la circulation des idées.
Au fil des ans, il est devenu relativement commun de voir certains médias traverser des difficultés financières accrues, pour éventuellement déclarer faillite et se faire racheter. Entretemps, plusieurs ont pris l’habitude de se fier de plus en plus aux médias socionumériques pour assurer un fil d’information permettant de suivre ce qui se passe dans l’actualité. Il ressort de cette situation un rapport hautement problématique à l’information et aux faits. Et sur la scène québécoise, ce problème a refait surface de façon retentissante vers la fin de l’été.
En effet, à la suite des difficultés financières du Groupe Capitales Médias, la diversité médiatique québécoise — ou plutôt ce qu’il reste de cette diversité — est à nouveau en danger. Le gouvernement du Québec a consenti un prêt d’urgence au groupe de presse afin qu’il puisse demeurer en activité le temps de trouver un acheteur. Nous avons depuis appris que Québecor cherche à acheter les six journaux régionaux appartenant à Capitales Médias afin de les rapatrier au sein de son giron médiatique. C’est une très mauvaise nouvelle pour la diversité de l’information, et ce, peu importe l’appréciation potentielle portée envers le conglomérat de Pierre-Karl Péladeau. Cette affirmation n’est aucunement fondée sur ma propre opinion par rapport à la qualité de l’information qui émane des publications de Québecor (une question qui mériterait sans doute une chronique en elle-même) : la convergence médiatique est tout simplement une fort mauvaise nouvelle pour la diversité de l’information et la circulation des idées. Point.
Dans leur ouvrage La fabrique de l’opinion publique : la politique économique des médias américains, publié à la fin des années 1980, Noam Chomsky et Edward S. Herman passent notamment en revue la situation de plus en plus répandue où des conglomérats acquièrent un nombre croissant de médias d’information. Selon eux, cette convergence des médias joue un rôle déterminant dans la fabrique du consentement; de plus en plus de sources d’information deviennent la propriété d’un nombre extrêmement limité de corporations, mettant à mal la diversité des points de vue et, éventuellement, des idées qui façonnent nos sociétés et notre monde. Pour les auteurs, cette situation met la table pour l’apparition grandissante de la propagande dans les médias.
Chomsky et Herman proposent un modèle de propagande comprenant cinq filtres auxquels sont soumis les médias d’information. Chacun de ces filtres entraîne un important biais que doit traverser une information avant de nous parvenir. Deux de ces filtres sont particulièrement pertinents à discuter dans la situation ici abordée. D’abord, la propriété privée : comme la plupart des publications médiatiques sont la propriété de corporations, l’information qui en émane sera biaisée dans la mesure où il est évident que les activités, tout comme la philosophie de la corporation propriétaire, ne seront pas attaquées de front. Ensuite, le financement : contrairement à ce que nous pourrions être portés à croire, les publications se financent d’abord par la publicité, et non par le lectorat. Ces publications ne vendent donc pas un produit à un lectorat; ils vendent un lectorat à des entreprises de publicité. L’information diffusée aura donc tendance à éviter de froisser les corporations qui achètent de la publicité et qui, ce faisant, permettent la survie financière des médias.
En commission parlementaire, la députée solidaire Catherine Dorion a d’ailleurs évoqué ces problèmes en s’adressant directement à Pierre-Karl Péladeau pour lui demander si les journalistes à son emploi étaient effectivement libres de le critiquer ou de critiquer les nombreuses activités qui se déroulent sous l’égide de Québecor. Ce dernier a préféré ne pas répondre, accusant plutôt la députée de se donner en spectacle. Certains, très critiques par rapport à la jeune députée fortement médiatisée, diront qu’il était évident qu’il ne pouvait répondre, et que la question était piégée. Personnellement, je crois que de poser la question, c’est justement y répondre. Dans cette perspective, Patrick Lagacé a récupéré la balle au bond afin de pondre une chronique plus nuancée— mais dans le fond tout aussi incisive — sur ce qu’il appelle les « angles morts ».
En somme, il y a beaucoup d’angles morts au sein de l’information qui nous parvient. Ces angles morts représentent un sérieux danger pour la démocratie puisque nous ne sommes souvent pas adéquatement équipés pour déconstruire les nombreux biais encastrés dans l’information qui circule. Il faut donc vivement espérer que la convergence médiatique sera ralentie, ou alors contrecarrée par l’apparition de médias socionumériques indépendants. Et il faut demeurer extrêmement critiques face à l’information qui nous parvient.