Alexandra Guellil, L’Itinéraire, Montréal, le 1er août 2019
La hausse du prix des loyers et le manque de disponibilité de logements abordables font des ravages dans certaines régions du Québec. Les premiers touchés sont les travailleurs à faible revenu et, sans grande surprise, les personnes en grande vulnérabilité.
Depuis quelques années, l’Abitibi-Témiscamingue vit une crise du logement impressionnante. La création de logements sociaux représente donc l’un des plus grands défis pour la région. Toutes les personnes vulnérables sont touchées : de la personne itinérante à la mère monoparentale qui doit subvenir aux besoins de ses deux enfants en passant par celle à mobilité réduite ayant besoin d’un logement adapté. Les chiffres sont éloquents : rien qu’à Val-d’Or, plus de 11 % des locataires consacrent plus de la moitié de leurs revenus à leur loyer.
Pour peu que d’autres facteurs, comme un problème de dépendance ou de santé mentale, soient associés à la crise du logement, les personnes vulnérables se retrouvent à risque de connaître l’itinérance.
En mars dernier, La Piaule, un organisme qui vient en aide aux personnes en situation d’itinérance, craignait de devoir suspendre ses services pour l’été. C’est pourtant l’une des deux seules maisons d’hébergement de la ville destinées aux personnes vulnérables; la seconde étant réservée exclusivement aux femmes victimes de violence conjugale ainsi qu’à leurs enfants. Notons qu’en Abitibi-Témiscamingue, il existe cinq maisons d’hébergement offrant des services aux personnes itinérantes.
Dans un article publié par Radio-Canada le 11 mars 2019, on apprenait d’ailleurs que l’organisme La Piaule se dirigeait vers un déficit trop important pour assurer la pérennité de ses services. La crainte de retrouver les personnes en situation d’itinérance et de grande vulnérabilité dans les rues était donc plus que réelle, tout comme celle de voir les services d’urgence plus débordés qu’ils ne le sont déjà.
Manque de subventions, rareté des ressources, salaires frôlant l’indécence, pénurie de main-d’oeuvre, surcharge de travail pour les salariés actuels, tout semble s’être joué in extremis pour l’organisme qui cumule les services, de sorte qu’il roulerait plus qu’à sa pleine capacité. « En 2006, on a construit notre infrastructure pour accueillir plus de monde, on tient donc le coup au niveau des espaces, explique Stéphane Grenier, président de La Piaule. Mais en plus de la conjoncture financière qui est difficile, nous avons une concentration des services à Val-d’Or qui fait que nous sommes devenus plus qu’essentiels dans le paysage. » Il s’en est donc fallu de peu.
D’une place à l’autre
L’itinérance, comme toutes les autres problématiques liées aux régions du Québec, semble lointaine. Difficile donc de trouver des statistiques et données pour comprendre l’ampleur du phénomène. Par contre, il est possible de tirer un portrait plus ou moins représentatif en cumulant quelques informations.
Pour Chantal Tremblay et Serge Boudreau, respectivement adjointe à la direction du programme en santé mentale, dépendance et itinérance et répondant régional en itinérance au CISSS de l’Abitibi-Témiscamingue, l’itinérance dans cette région serait souvent liée à des facteurs économiques et touche des personnes en grande vulnérabilité sociale, aux prises avec un problème de dépendance aux drogues et à l’alcool, mais aussi aux jeux d’argent et de hasard. Si on ajoute à cela les facteurs liés aux problèmes de santé mentale, on obtient sensiblement le même portrait que celui de la région de Montréal.
Cette itinérance est « cachée », c’est-à-dire qu’on ne la voit pas directement. Mais cela ne signifie pas pour autant qu’elle n’existe pas. En réalité, les personnes vulnérables ont souvent recours au couchsurfing, c’est-à-dire utilisent leurs contacts pour trouver un hébergement temporaire. D’une famille à des groupes d’amis, elles évitent ainsi de dormir à même les rues.
Selon les données du CISSS, ce sont majoritairement les 25 à 39 ans qui bénéficient des ressources en hébergement. « Tout doit être calculé proportionnellement à la population qui compose les villes, insiste M.Grenier. C’est pour cela que le recensement de 2015 indique à peu près les mêmes pourcentages qu’ailleurs. La petite distinction est que l’on a un peu plus d’itinérance autochtone versus celle des communautés culturelles, tout comme c’est le cas à Sept-Îles ».
Ainsi, entre 2018-2019, sur les 121 personnes accueillies par La Piaule dans le milieu de vie, 31 personnes étaient issues d’une communauté autochtone. Pour ce qui est de l’hébergement d’urgence, 483 personnes ont pu bénéficier de ce service la même année. De ce nombre, 273 personnes étaient issues des Premières Nations.
Le déclic : la crise de 2015
En octobre 2015, un reportage d’Enquête, diffusé sur Radio-Canada, alléguait que plusieurs femmes autochtones avaient subi des sévices sexuels, des abus de pouvoir et de l’intimidation venant de policiers. Cette prise de parole publique, en plus de troubler beaucoup de personnes, a mené à une crise sociale : suspension de policiers, manifestations en faveur ou défaveur de ceux-ci, création d’une commission d’enquête et mobilisation contre le racisme, etc. Et ce ne sont que les principales actions qui ont fait les manchettes.
Cette crise a aussi été le début d’une réflexion sociétale profonde quant à la relation que les policiers entretiennent avec les communautés autochtones. Dominique Parent, directrice du développement social au Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or, soutient que s’il est vrai que beaucoup de choses négatives sont ressorties de cet épisode, il y a aussi eu certains aspects positifs. « Il y avait comme une obligation de se parler, d’intervenir et d’essayer de comprendre cette réalité », se souvient-elle en ajoutant qu’aujourd’hui, la collaboration est présente avec le corps policier et qu’il y a une certaine ouverture au dialogue.
« Dans certains cas d’ivresse sur la voie publique, on se rendait compte qu’une même personne autochtone recevait plus de 12 contraventions dans la même journée pour la même chose. Que fait-on avec ce genre de cas ? N’y a-t-il pas un autre moyen d’intervenir plus efficacement qu’en donnant une contravention ? Puis, il faut se mettre à la place des policiers, que fait-on d’une personne qui refuse d’aller à La Piaule ou au Centre et qui est intoxiquée ? », s’interroge Mme Parent, en précisant qu’il n’existe aucune cellule de dégrisement dans la ville.
À ce sujet, il faut savoir qu’à Val-d’Or, la déjudiciarisation des personnes itinérantes a passé un cap important. Grâce notamment à la publication de résultats probants d’une étude sur la judiciarisation de l’itinérance valdorienne, publiée en décembre 2016, par Céline Bellot, de l’École de travail social de l’Université de Montréal et Marie-Eve Sylvestre, de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, on apprenait notamment qu’une grande majorité des constats émis par les agents de police étaient attribués à des personnes autochtones en situation d’itinérance. Il arrivait même que plus de dix constats d’infractions leur soient attribués et ce, dans un court laps de temps.
Prenant acte de ces résultats, en septembre 2017, la cour municipale de Val-d’Or a suspendu l’emprisonnement des contrevenants pour l’accumulation de leurs amendes impayées. Une décision émise notamment suite aux recommandations de Jacques Viens, président de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics. Et, contrairement à la Ville de Montréal*, ce moratoire n’est pas définitif, mais est en place pour une durée indéterminée, le temps qu’un organisme offrant un modèle alternatif de justice soit créé à Val-d’Or ou dans la région.
Comprendre cette itinérance
Pour Dominique Parent, si l’on veut apporter une réponse à l’itinérance autochtone, il faut s’intéresser à leur histoire et comprendre ce par quoi ils sont passés. « Certaines personnes qui fréquentent notre centre savent d’où elles viennent, mais elles n’ont pas fait la paix avec leurs racines. Plusieurs ont découvert qu’elles sont liées à l’histoire des pensionnats et commencent à peine à réaliser à quel point cela peut avoir un impact dans leur vie d’adulte. On parle de réconciliation avec les services publics, mais il faut aussi parler de guérison traditionnelle. Ce sont des personnes nomades, qui ont été déracinées très jeunes, qui ont des problèmes de dépendance ou de santé mentale et doivent composer avec de multiples traumatismes qui sont parfois générationnels. » Ainsi, respecter une heure de rendez-vous ou un plan d’intervention précis n’est pas si facile que cela.
Le portrait de l’itinérance autochtone à Val-d’Or est plus ou moins connu : dans la plupart des cas, il s’agit de personnes qui sont en rupture sociale, ayant des problèmes de dépendance ou de santé mentale, peu ou pas de réseau, victimes de discrimination et qui vivent en marge de la société.
La plupart viennent du Nord et se retrouvent à Val-d’Or parce qu’ils y étaient de passage. Souvent, ils n’ont pas de pièce d’identité ou d’accès à certains services, comme la couverture médicale publique ou l’aide sociale. Ainsi, au Centre d’amitié autochtone, on comptait en 2018-2019, plus d’hommes que de femmes.