Alice Babin, L’Itinéraire, Montréal, le 1er septembre 2018
À peine née, Marlène est abandonnée par ses parents. Pauvre, dévorée par la peur d’être seule, elle connaît, très jeune, des crises qui lui feront voir toutes les couleurs des cliniques psy. Aujourd’hui, après les foyers et les nuits d’errance, la jeune dame se repose, revit doucement, et « hallucine » d’avoir si furieusement envie de vivre.
Marlène Hiygen vit dans un petit deux pièces situé près de la porte de Saint-Ouen. Elle a 45 ans, mais en fait 20 de moins. Dans la cuisine et dans son salon, qui lui sert surtout de chambre, s’entassent des cartons qui débordent. Vêtements, papiers griffonnés, dessins, journaux, vêtements à nouveau… Plus de quatre ans après sa rencontre avec Un chez-soi d’abord (une association qui propose un logement aux personnes souffrant de troubles psychologiques) et son installation ici, dans le 17e arrondissement de Paris, on pourrait croire que Marlène est, encore, sur le départ. Mais il n’en est rien. Après plus de 40 ans de déroutes, Marlène s’installe enfin, doucement. Et puis, maintenant, avec Pilule, sa coloc-chat, elle ne pourrait plus aller bien loin. « Elle compte sur moi, comme je compte sur elle. »
Pour se présenter, Marlène dit comme on récite : « Je suis née à Nanterre, dans un bidonville, en 1972. On est huit enfants. » La suite : des bribes. Il y a ce qu’on lui a raconté, ce dont elle est « sûre », et puis des rêves, des images, dont elle ne sait pas trop s’ils disent vrai, ou faux. Comme cette fois où tous ses livres ont été balancés du haut du balcon de madame Masson. « En fait ça c’est un rêve, mais je le vois encore tellement vrai », dit-elle. Madame Masson, c’est une vieille dame de Saint-Lô, veuve et mère d’un enfant mort-né, chez qui Marlène atterrit avec son grand frère Franck lorsqu’elle a deux ans et demi. « Pauvres et alcooliques », ses parents ont été déchus de leur parentalité le jour où, voyant deux bébés seuls dans une voiture, une voisine avait appelé la police. « Légalement ils pouvaient plus rien. » Quand sa mère décède, l’acte de décès parle d’une « femme célibataire sans enfant ». Drôle d’état après huit accouchements. Elle se passe les mains sur le visage, sous le nez, frotte ses yeux, entortille ses doigts entre eux et lâche un « mmmm, ouais, on les a pas aidés, ils n’ont pas eu de chance ».
Série noire
L’histoire de Marlène se raconte par étapes : une succession de fugues, de fuites, de séparations. Séparée de ses parents à sept mois, elle cherchera leur nom dans le générique de « Rémi sans famille » jusqu’à tomber dingue amoureuse de Fabrice Josso, l’acteur; séparée des premières familles d’accueil où elle est placée, tantôt parce qu’ils étaient alcooliques, tantôt parce qu’ils étaient dépressifs ; et séparée de Madame Masson aussi, après que son frère Franck ait été « placé en prison, euh non pardon, en pension » parce que madame Masson avait trouvé dans son sac de cours un sachet de coke (qu’elle avalait). « À ce moment-là, ça a été trop pour elle. Elle m’a dit : “ Marlène c’est fini. Tu ne reviendras pas ”. » Elle s’arrête et avoue : « Je lui ai fait la vie dure. Mais elle aussi ». Marlène explique qu’elle a toujours cru que madame Masson lui avait jeté un « mauvais sort ». Celui de ne jamais rencontrer d’homme, d’amoureux. « C’est le grand rêve de ma vie, de trouver l’amour. Mais jamais rien ». À 14 ans, direction un premier foyer, à Rennes, un deuxième, dans les Yvelines, encore un autre à Chevilly Larue puis un dernier, à Villiers-sur-Marne. Avant les hôpitaux.
Marlène a 16 ans lorsqu’elle parle pour la première fois de ses « crises » et de ses « délires » à un psychiatre. Des crises de peur, de panique, de paranoïa, qui se multipliaient avec les drogues qu’elle prenait. Des crises qu’elle explique aujourd’hui par le « désespoir, le manque d’amour ». Pendant ces moments qu’elle qualifie de « sordides », Marlène ne mange plus, a peur de tout le monde, se sent seule, a besoin de faire l’amour comme jamais « et même avec des mecs qui se foutent d’elle ». C’est l’époque des nuits d’errance à galérer, à ne pas trop savoir où dormir. Dans le bus ou dans la rue, il lui arrive d’avoir l’impression que des gens l’espionnent dans sa tête, la jugent, la surprennent dans ses idées. Elle tente de synthétiser: « J’étais effrayée au fond de moi ». Quand elle parle, d’une petite voix hésitante et les yeux un peu ahuris, ça fuse et ça déborde, comme les cartons tout autour.
Métro, boulot, hosto
Marlène se souvient du nom de tous ses médecins-psychiatres, ainsi que tous les hôpitaux dans lesquels elle est passée. Montsouris, Henry Ey, Sainte-Anne, Perray-Vaucluze, Dr Saint-Marc, Dr Richard, Dr Rahioui… Surprise par mon étonnement, elle répondra simplement : « Bah, c’est normal de se souvenir, c’est ma vie quoi ». Le sourire fatigué, mais rassuré, elle repense au docteur Saint-Marc, le premier à qui elle a parlé : « Elle m’a fait l’enfer celle-là, mais elle m’a sauvé la tronche ». Pour gagner plein d’argent, « être riche et aider sa famille », Marlène rêvait d’être « une star du théâtre ». Mais le docteur a choisi plus simple, en lui conseillant de toquer aux portes des restos, pour être serveuse. Elle commence à « L’hippo », le très grand qui est à Montparnasse, et fait des horaires de nuit. Là, elle gagne de l’argent mais impossible d’économiser. Elle dépense tout en came, cadeaux, aide à ses frères et sœurs qu’elle revoit de temps en temps. « J’étais comme une gosse, j’avais aucune valeur de rien, j’comptais pas… Mes comptes, c’étaient Beyrouth ».
Il y a quatre ans, elle sera même placée sous curatelle. « C’est horrible ce truc, ton argent t’appartient pas. Mais ça t’apprend à gérer. » Elle raconte qu’à l’époque, elle arrive souvent au boulot en pleurant, mais repart « en dansant, tellement j’aimais ça ». « Je me rendais compte qu’il n’y avait pas que moi. Qu’il y avait tout un monde qui existait». Après les bistrots, Marlène fait « tout un tas de p’tits boulots », tout le temps. Vendeuse de chaussures, caissière au Super, bibliothécaire… « Je me dis que si je suis pas morte aujourd’hui, c’est parce que j’ai travaillé ».
Faut dire que c’est vrai, au-delà de ses tentatives de suicide, au-delà d’avoir regretté que sa mère n’ait pas avorté, Marlène aurait vraiment pu y passer. Comme Sylvie, sa meilleure amie, qui lui fait avoir les yeux mouillés quand elle en parle. D’ailleurs, elle nous dit qu’aujourd’hui, pour Sans A_ et pour les photos, elle a ressorti un vieux tee-shirt qui lui appartenait, à Sylvie. « On rigolait bien, c’était bon enfant. Enfin c’était glauque… Mais c’était bon enfant aussi. » Elle s’entoure avec ses bras pour serrer Sylvie contre son cœur. « Maintenant elle est là ».
La fureur de vivre
Abasourdie, comme surprise d’être encore là, la vie, Marlène elle-même ne se l’explique pas. Croire que malgré tout, elle maîtrisait le truc. Quand le pire était passé, hop, Marlène appelait les secours et fonçait à l’hosto. Comme un enfant qui court dans les bras de son papa. Elle se souvient des pompiers qui viennent la chercher dans une cave où elle s’était enfermée en pleine « crise », justement, des docs d’Henri Ey qui « étaient vachement géniaux » et des dimanches matins déserts à parcourir Paris pour aller dans la seule structure ouverte, Sainte-Anne, alors que le monde dormait. « Sainte-Anne le dimanche matin, ça c’était quelque chose… L’ambiance et tout… C’était rigolo », dit-elle. Et puis elle se souvient de Jean-Marc, avec qui elle fumait « du cannabis » dans les toilettes. Elle se marre. « Il n’avait pas de dents et il écrivait tout le temps mais en traits, pas avec des lettres ». Croire aussi, finalement, qu’elle avait peut-être envie de vivre, Marlène. Et alors là, silence. Elle se tortille les doigts, comme d’hab, et lance, de sa petite voix: « Ouais, c’est vrai, peut-être que j’avais envie de vivre ».
En fouillant un peu dans son fourbi, on apprend qu’aujourd’hui, Marlène a un nom de scène. Ses dessins, les textes qu’elle écrit, sont signés Malène Favelas. Malène pour copier la prononciation des enfants, et Favelas « pac’que bon, ça m’va bien quoi ». Comme dans un studio d’ado, son bazar est truffé de notes, de poésies, de collages. On sent que ça bouillonne, qu’avec tout ça dans ses bagages, elle s’envoie la balle et cherche du sens. Là, sur un dossier, une phrase de Sartre : J’étais un enfant, ce monstre qu’ils fabriquaient avec leurs regrets. « Parce qu’elle me parle cette phrase, je m’identifie. » Le monstre, ça serait elle, à cause « des gens cléments comme pas cléments qui m’ont construite, et déconstruite ». Là-bas, collé sur le buffet, un sticker de la Fédération anarchiste : Qui sème la misère, récolte la colère. Et dans sa tête, encore, des souvenirs qui arrivent. « En stage de remise à niveau au TLP Dejazet (ex-théâtre Libertaire de Paris), j’ai rencontré Léo Ferré. Ouais. Sur son lit d’hôpital, quand j’suis allée l’voir, il m’a dit, ma chérie, l’anarchie c’est l’extrême solitude. Et il mourait quelques jours après. » Voilà. C’est la vie complètement dingue de Marlène, aka Malène Favelas, qui s’inquiète, en ce moment, de dormir vraiment beaucoup. Le soir, sans dîner, elle va se coucher à 20h30, jusqu’au matin. Mais pas d’une traite. Car Marlène a un drôle de rituel : elle a jeté son dévolu sur Bruno Ruiz, un artiste (chanteur et écrivain) qui publie un billet quotidien qu’elle lit chaque soir, « à 00:02 », avant de se rendormir.
C’est sûr, Marlène est crevée. À la fin de notre entretien, elle nous dit qu’assez parlé, qu’elle n’en peut plus. Mais quand même, il faut le dire : Un chez-soi d’abord a fait des merveilles. À défaut d’avoir trouvé l’amour, l’asso a aidé la jeune dame à trouver un boulot (hôtesse au siège d’un laboratoire) dans lequel elle est « super heureuse » et où ses collègues « sont super géniaux ». Niveau sous, aujourd’hui, en plus de l’AAH (l’allocation aux adultes handicapés), Marlène gagne un SMIC* et elle y fait gaffe. « Pour subvenir aux besoin de Pilule, j’veux pas qu’elle manque ». Bientôt la curatelle prendra fin et Marlène pourra se prendre un appartement, avoir un bail à son nom. Bien souvent, elle dira : « tout a changé depuis que j’suis ici. C’est hallucinant ». Hallucinant, parce que pendant toutes ces années, Marlène avait oublié ce que c’était que de se poser, d’avoir un toit, un vrai, à elle. Prudente, elle prévient quand même : « Je ne ferme pas complètement la porte. Ça peut revenir ».
* Salaire minimum interprofessionnel de croissance. Taux horaire minimal des salariés de plus de 18 ans en France.
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