Le péril jaune

Jean-Pierre Robichaud, Le Pont de Palmarolle, Septembre 2017

Au milieu du 19e siècle, devant la croissance fulgurante de la population chinoise, les Occidentaux  craignait que ce pays les avale tous. On nous mettait en garde contre le «péril jaune». Chez-nous, dans nos campagnes, ce ne furent pas les «Peaux Jaunes» tant redoutés qui avalèrent les enfants; ce furent les autobus jaunes. Quand ils commencèrent circuler dans les rangs, la lente fermeture de ces derniers et la dévitalisation des villages étaient écrites dans le ciel. Planification et efficacité, prônaient les fonctionnaires. Extinction, clamaient les ruraux, devant la  fermeture de l’école de rang.

L’autobus jaune avalait un à un, à chaque matin, les enfants puis en après-midi, telle une grosse poule,  pondait ces derniers devant leur résidence respective. Les habitants des rangs ne voyaient pas d’un bon œil la fermeture de leur école et cette migration vers le village. Ils avaient l’impression de perdre peu à peu le contrôle sur l’éducation de leurs enfants. À l’école du rang, ils pouvaient les suivre du regard jusqu’à leur arrivée, les voir gambader à la récré. Les enfants venaient diner à la maison et rappliquaient à travers champs en fin d’après-midi. Cela ponctuait les journées.

Maintenant, les mères avait cinq, huit, voire dix lunchs à préparer, souvent tard dans la nuit. Il fallait lever les enfants plus tôt, donc les coucher aussi plus tôt. La rassurante routine était rompue. La vision qu’ils avaient dorénavant de l’avenir les inquiétait. Plus rien ne serait pareil, pensaient-ils. Ils se représentaient une image où le village, vidé de ses enfants, n’était habité que par des vieillards.

L’exil

Au début, l’autobus jaune convoyait sa cargaison à l’école du village devant laquelle il déversait son contenu d’enfants bigarrés, désorientés, penauds, que les élèves locaux toisaient de haut. Puis un jour, ces savants fonctionnaires de l’Instruction publique convinrent que l’école du village n’était plus adéquate, que les religieuses avaient fait leur temps. On ferma donc la dernière école. Ce fut un autre exil. À partir des petits autobus jaunes qui croisaient au centre du patelin, on transbordait dorénavant leur contenu dans un plus gros qui prenait le chemin de la ville la plus proche. D’une demi-heure, la durée du transport passa à une heure. Pour les plus éloignés, départ à sept heures et retour à dix-huit heures. Les ruraux pressentaient que quand tu fermes ta dernière école et que tu envoies éduquer tes enfants en ville, tu te prépares à fermer ton village. Et même si d’autres causes y ont aussi contribué, l’avenir allait leur donner raison.

Déménager en ville

Un jour, constatant que ça n’avait plus de sens de confier ses dix enfants d’âge scolaire, la boite à lunch sous le bras, à un autobus jaune matin et soir, mon père convint à regret de quitter son rang et son village pour rapprocher sa marmaille de l’école. Il déménagea en ville; et il ne fut pas le seul. Lentement, le rang se vida de tout ce qui bougeait, jusqu’à fermer complètement. Le village, quant à lui, perdit un à un ses services de proximité. Ce fut d’abord la station-service, puis la Caisse Populaire,  suivie du magasin général et du bureau de poste. Ce scénario se répéta dans plusieurs dizaines de localités en Abitibi. Ce fut une lente extinction.

Villages aujourd’hui vidés de leur sang où trône une église qui ne sert presque plus et où la poule jaune peine à pondre sa demie  douzaine d’œufs par jour.