Elianne, fille de Jocelyne Parent et de Gilbert Dionne

Élianne ou la renaissance

Michel-Pierre Sarrazin, Ski se dit,Val-David

Soudainement, j’ai été frappé par la beauté d’Élianne. Tout autour, les bruits ambiants se sont estompés, les formes se sont dissoutes dans une sorte de brouillard. Son regard captait le miencomme le fait un océan qu’on découvre subitementau détour d’une dune. Vaste, ouvert, porteur d’unevie puissante, sous les vagues bleues. Quelquechose qui n’arrive qu’en présence d’un être dont ilsemble que la nature, dans sa complexe sagesse, seserve froidement pour vous éblouir. C’est à la foisphysique, bien sûr, comme la surprise qu’on adevant du lapis-lazuli au milieu de la pierraille, mais surtout psychique, comme s’il y avait dans cet échange la capacité de voir de l’autre côté du miroir.De voir au delà des apparences. Et ce que je voyais,trèsfranchement, avait quelque chose d’éblouissant.

Le jour anniversaire de ses 18 ans, en 2007, Élianne a changé brutalement de destin. La vie qu’elle avait devant elle a cessé net dans un éclatement de métal et de verre, sur la 117. Puis, après des mois d’attente et de douleur entre deux vies, elle en a reçu une seconde. Une autre vie, sans aucune mémoire de la vie d’avant. Comme si vous changiez de peau,littéralement.

Avec des choses perdues, mais aussi tout à découvrir. Une expérience inimaginable, plus difficile que ce que Gilbert et Jocelyne auraient souhaité pour leur fille. Plus bouleversante pour son frère Renaud que la pire des mauvaises surprises, quand on est propulsé par un accélérateur temporel dans une galaxie où la jeunesse s’efface devant l’amour qu’on découvre indispensable. Pour Élianne, pour la famille, pour soi.

Élianne écrira, après des années de lutte pour faire simplement des choses ordinaires qu’on fait d’ordinaire sans même s’en rendre compte : Moi, je ne vois strictement rien dans ma tête, je n’y ai accès à aucune image, aucune couleur, mais je dois
préciser que mes yeux « ouverts » voient les couleurs, le noir étant aussi en quelque sorte une couleur. Et encore : Quand j’ai eu droit, par miracle, à monter sur le vélo stationnaire avec l’aide de trois personnes autour de moi pour m’éviter de chuter, le bonheur de bouger m’a envahie avec un inoubliable sentiment de libération. Alors ma route s’est poursuivie avec plus de joie jusqu’à la fin de ma réadaptation. Ma vitesse d’accès à l’information et la mémorisation ont été de mieux en mieux. TCC. Traumatisme craniocérébral. C’est avec ça que la sportive Élianne doit désormais suivre son parcours du combattant. Principaux obstacles, au choix : troubles cognitifs ; troubles comportementaux ; perception altérée de la réalité ; problème de jugement ; problème de concentration ; problème de mémoire ; fatigabilité ; impulsivité surdité ou baisse d’audition ; perte d’inhibition ; irritabilité … bref, tout ce qu’un soldat au retour du front appelle stress post traumatique. Sauf que pour Élianne, le front est là, au quotidien.

Mais cette jeune femme, gracieuse comme une ballerine, a un gabarit d’acier. Elle sourit, magnifiquement, et puis elle rigole : « Et quand tout le monde me parlait en même temps, je disais : “Wow minute, je suis rendue comme un gars, juste une chose à la fois!” » Puis, avec une ombre de peur domptée dans le regard, elle ajoute : « Penser ainsi me motivait à aller au-delà de mes limites ».

Les limites, au début, il fallut les repousser avec l’aide du neuropsychologue Cyril Schneider et ses collègues du Centre hospitalier de l’Université Laval de Québec. Il a fallu isoler la région de l’hémisphère droit de son cerveau responsable de récupérer les souvenirs. On y a induit un champ magnétique pour stimuler cette région particulière. Après dix semaines de traitement, à raison de dix minutes de stimulation une fois par semaine, Élianne se souvenait de 16 mots sur 16. Au début, sa mémoire n’en restituait que deux. Net progrès. Mais le voyage a été long : « au début, dit-elle, tu ne sais pas où tu es, tu ne sais plus qui tu es. Tu ne sais même pas qui est ta mère, ton père, ton chum. Tu ne reconnais personne ». Une renaissance, en somme.

Aujourd’hui, Élianne est différente. Elle vit en appartement à Montréal, elle fait du bénévolat avec l’Association Québécoise des Traumatisés Crâniens (AQTC), elle s’intéresse au théâtre d’improvisation (elle a participé à un spectacle au Club Soda en 2016), elle fait plein de choses ordinaires avec difficulté, mais aussi plein de choses extraordinaires avec simplicité et détermination. Comme soutenir d’autres personnes
qui ont besoin des autres, ou faire partie de Corpuscule, la première compagnie professionnelle de danse intégrée au Québec, qui crée des performances magnifiques avec des personnes handicapées.

Aujourd’hui, Élianne est une nouvelle personne, qui a reconstitué sa vie à partir des morceaux d’une personnalité qui a volée en éclats, il y a dix ans. Dans celle qu’elle est devenue, le courage, la détermination et l’esprit sportif sont restés intacts, voire se sont renforcés. Elle vit chaque instant avec une énergie fébrile. Elle écrit : « Je me dicte des mots comme les noms des rues et aussi, de quel côté sontla droite ou la gauche. Ainsi, je retiens comment allerquelque part en créant ces mélodies que je me
répète et finis par mémoriser. Par exemple, avec monsuper vélo à quatre roues, chacun des coups depédale me fait dire un mot pour rouler dans la bonne direction. De même, lorsque je nage, chacun de mes coups de bras et de pieds m’aide à améliorer ma concentration ainsi que ma mémoire du mouvement, plutôt que de rester là, à n’avoir aucune image mentale à cause de mon agnosie. Vivre sans mémoire visuelle, c’est du sport. Continuer à bouger, à nous déplacer de n’importe quelle manière, c’est la santé. C’est toujours aidant d’essayer des activités physiques selon nos capacités de base, et nous risquons de les voir s’améliorer par la suite. Tous ces sports, mouvements, déplacements me font plutôt voir les images d’une vie… en rose ».

Pour prouver qu’elle a retrouvé un fragment de mémoire, elle ferme les yeux et récite par coeur un poème de William Ernest Henley : « I’m the master of my fate, I’m the captain of my soul (Je suis le maître de mon destin, je suis le capitaine de mon âme) ». De toute évidence, la belle Élianne a repris sa vie au long cours.