L’allumeur de lampions

Jean-Pierre Robichaud, Le Pont, Palmarolle, juin 2017

Ce samedi matin de mi-mai présageait une magnifique journée, chaude et ensoleillée. La sève coulait sous l’écorce des arbres qui avaient revêtu leur parure vert tendre. Les oiseaux, récemment revenus de leur exil hivernal, gazouillaient l’amour. J’avais 16 ans, la sève coulait aussi à flot dans mes veines et réchauffait le onzième doigt. Pensionnaire au Séminaire d’Amos depuis l’automne d’avant, je m’y sentais en prison. Il fallait une permission du directeur pour seulement une petite heure en ville, et encore fallait-il la mériter. Et, malheureusement pour moi, pour des raisons d’indiscipline, je me retrouvais sur la liste noire des sorties depuis un bon moment.

 

La belle Mariette

J’étais en amour avec une fille résidant au Couvent, en face du Séminaire. Elle s’appelait Mariette. Nous nous étions connus pendant l’hiver dans une petite salle de danse où les jeunes étudiants et étudiantes se rassemblaient pour quelques heures le samedi après-midi. Un jukebox trônant dans un coin avalait sans cesse le dix sous que coûtait un slow. Mariette et moi avions dansé collés pendant une heure qui nous avait semblé que quelques minutes. Nous fûmes transpercés par la flèche de Cupidon. Tout l’hiver, prétextant rendre visite à ma cousine, j’obtenais une permission pour traverser en face et retrouver ma belle. On s’assoyait au parloir, étroitement surveillés par les Sœurs, et on parlait à voix basse. Évidemment, pas question de se toucher. Mais le cœur cognait dans nos poitrines et nous rougissions de désir.

 

Évasion et retour en prison

Début mai, après un congé chez mes parents, j’avais ramené mon vélo au Séminaire. Et ce n’était pas pour seulement faire le tour de la cour. Je n’avais qu’une idée en tête : traverser de l’autre côté. Ce que je fis à maintes occasions, à l’insu des surveillants. À l’arrière du Séminaire, il y avait une pinède où nous pouvions y arpenter des sentiers. C’est par là que je pris l’habitude de m’évader. Après un long détour, je me retrouvais, parfois avec des copains, devant le Couvent. Des filles s’encadraient dans les fenêtres des étages et piaillaient allègrement. Je cherchais ma dulcinée que j’apercevais parfois. Dès que les Sœurs se rendaient compte de notre présence, elles appelaient le chef de police de la ville.

Monsieur Dessureault était l’unique policier d’Amos à l’époque. Ce sont les filles, du haut de leur fenêtre, qui nous avertissaient de sa venue, car elles apercevaient l’auto à cerise de loin. Dès lors, on enjambait nos bécanes et on disparaissait à toute vitesse derrière le Couvent où coule l’Harricana. Mais un jour, trop téméraire, je me fis prendre et je fus escorté chez le directeur par le policier. Je goûtai à la strap et mon vélo fut confisqué. Après plus d’une semaine avec un surveillant sur les talons, j’enrageais et je cherchais un moyen de m’évader à nouveau.

 

Une lumière s’allume

Roger Ébacher, jeune prêtre de 25 ans, sportif, plein d’entrain et jovial, m’avais pris sous son aile depuis un temps. Ma nature curieuse et volage lui plaisait. Quand c’était son tour de garde, nous marchions souvent ensemble sous le long porche du gymnase, tirant sur une cigarette et jasant de tout et de rien. Je m’étais laissé aller à lui parler de ma petite amie. L’abbé Roger parlait à l’ado que j’étais comme un père à son fils. Il n’était pas un éteignoir comme plusieurs autres prêtres. J’étais en confiance avec lui. Il ramassait ma révolte et la remodelait pour que j’en fasse une force. Adolescents, nous avons tous un lampion en dedans qui ne demande qu’à être allumé. Roger, à l’instar de ceux d’autres jeunes, avait allumé le mien. Bientôt, la lumière au bout du tunnel dans lequel je cheminais ne fut plus celle d’un train arrivant en sens inverse à toute vitesse.

Connaissant ma curiosité, Roger me conseilla de joindre les Jeunes naturalistes qui, souvent, faisaient de longues sorties dans les champs et les bois, collectionnant plantes et insectes. Sachant aussi ma passion pour les mots, il m’incita à lui écrire des textes, qu’il garderait secrets m’avait-il promis. Et comble de joie pour moi, il m’envoyait en ville une fois semaine poster la lettre qu’il écrivait à sa mère. Il m’accordait une heure, que je respectais religieusement, il va sans dire. À l’occasion je croisais ma belle Mariette et on arpentait les rues, main dans la main. Dans ces moments, une volée de papillons chatouillait nos estomacs et ce délicieux malaise nous privait de mots.

 

La récompense

Donc, en ce radieux samedi matin de mimai, j’avais besoin d’une permission spéciale. Mariette était en congé chez elle à St-Marc de Figury. La veille elle m’avait téléphoné pour m’inviter à rencontrer ses parents. Pour ce faire, j’avais besoin de mon vélo et de la journée entière. J’allai voir mon ami Roger et lui parlai de mon projet. «Tu as respecté toutes les permissions que je t’ai accordées à ce jour et je suis fier de toi, me félicita-t-il. Et t’es chanceux, c’est moi qui suis de garde dans la cour aujourd’hui. Je vais sortir ton vélo, mais je veux te revoir au bout du porche à quatre heures.»

Vous pouvez pas vous imaginer combien la testostérone d’un gars de 16 ans peut peser sur les pédales. J’ai franchi les 25 kilomètres en un rien de temps, voulant passer le plus de temps possible avec ma belle. Et tout juste avant quatre heures j’étais de retour devant Roger, lui remettant mon vélo et le remerciant.

Roger Ébacher fut plus tard nommé évêque sur la Côte-Nord, puis archevêque du diocèse de Gatineau. Il prit sa retraite en 2011, après 75 ans de vie sacerdotale. Lors de son 50e, je lui rendis hommage par courriel et lui réitérai ma reconnaissance pour avoir allumé mon lampion dont la petite flamme avait donné une direction à ma vie. Dans sa réponse, il me précisa que ces « feedbacks» de ses anciens élèves étaient choses très rares et qu’il en était profondément touché.