« Môman travaille pas»

Martine Corrivault, La Quête, Québec, mai 2017

Dans un monologue d’Yvon Deschamps, un de ses personnages lâche : «Môman travaille pas, a trop d’ouvrage…» À l’époque, on a souri sans s’interroger sur ce qu’insinuait l’humoriste, qui utilisait souvent des images contradictoires et extrêmes afin d’illustrer notre crédulité ou de dénoncer nos travers naïfs. Le public riait, et y repensaient après coup.

C’était il y a une quarantaine d’années déjà. La révolution culturelle bousculait la société québécoise mais, pour bien des gens, « l’ouvrage de maison » restait l’affaire des femmes : ça ne rapporte pas d’argent, donc ce n’est pas du travail. C’était hier, mais aujourd’hui commençait.

Au milieu des années 1970, dans le fort courant des revendications féministes, les filles du Théâtre des Cuisines, en collaboration avec l’auteure Carole Fréchette, ont emprunté la petite phrase de Deschamps et en ont exploré les sous-entendus pour dénoncer l’injustice du travail non rémunéré des femmes à la maison. À l’époque, moins de la moitié des femmes âgées de 15 à 64 ans touchaient un salaire en travaillant hors du foyer. Le changement de mentalité commençait sa marche : en 2015, les statistiques montrent que 76 % de celles qui sont dans ce même groupe d’âge avaient un emploi rémunéré. « Maman travaille, mais a encore autant d’ouvrage. »

Les modes de vie ont changé, mais certains détails résistent à l’évolution. Les filles peuvent maintenant entreprendre les mêmes études que les garçons et aspirer à des carrières ou à des fonctions bien rémunérées sans risquer d’entendre « si ça ne nuit pas à ta future vie familiale ». La scolarisation des filles est à la hausse et, à partir des niveaux postsecondaires, elles deviennent plus nombreuses que les garçons à décrocher un diplôme. Tous les espoirs leur sont permis.

Selon les statistiques analysées par l’économiste Ruth Rose pour le Comité consultatif Femmes en développement de la main-d’œuvre, les travailleuses ne touchent pas toujours les mêmes salaires que leurs collègues masculins, mais doivent surmonter les mêmes obstacles. Par exemple, dans le dernier rapport de l’organisme, on relève le problème des préjugés envers les filles. Abondamment illustré de tableaux fort éloquents et de dessins de Jacques Goldstyn, le document contient des caricatures, dont celle d’un patron qui transporte un robot vers la porte en lui disant : « Désolé, robot, mais pour le même travail, on a trouvé qu’une femme nous coûtait moins cher que toi. » Quand on sait que des milliers d’emplois occupés par des hommes ont été abolis pour être confiés à des robots ou à des automates…

Dans certains milieux, la féminisation du travail semble encore poser problème quand on demande aux filles qui postulent un emploi si elles ont l’intention d’avoir des enfants. Question à laquelle un homme n’a pas à répondre, malgré l’évolution vers le partage des tâches domestiques et l’obtention de congés de paternité

Malgré tout, dans 70 % des couples québécois, les deux conjoints occupent un emploi à l’extérieur de la maison, même si, en raison des difficultés à concilier travail et famille, devenir parent tout en conservant son emploi peut relever de l’aventure extrême. Un couple sur cinq avec des enfants âgés de 0 à 5 ans se reconnaît souvent en difficulté.

Ils sont jusqu’à 35 % à s’avouer épuisés par le rythme effréné de la vie quotidienne et par les compromis afin d’harmoniser les contraintes de travail et les obligations familiales. Et parfois, ça finit mal.

Depuis les années 1980, la moitié des mariages finissent par un divorce, alors on se marie moins et, si on le fait, on attend d’être plus âgé avant de plonger. En 2015, 36 % des couples vivaient en union libre. Mais une fois sur trois, ceux qui se sont unis avaient déjà été mariés. Et plus du quart des familles avec des enfants étaient monoparentales. Aujourd’hui, pour se distinguer de ses petits camarades, le personnage d’Yvon Deschamps ne parlerait plus de maman qui ne travaille pas, mais du nombre de grands-parents qu’il a depuis que son père a une nouvelle « blonde », ou du « char » du nouveau « chum » de sa mère, ou, pour faire des jaloux, il inviterait tout le monde à venir jouer à la maison, car « Maman aime ça, quand la maison est pleine : elle travaille pas. »

C’est peut-être cette mère-là qui un jour, a osé lancer à l’équipe éditoriale de Micheline Lachance qui préparait le numéro spécial sur les 50 ans de la revue Châtelaine : « Votre libération des femmes, si vous saviez ce que j’en pense ! Vous avez engendré une génération d’esclaves instruites. » Tout un défi reste à relever !