La Formule E à Montréal

Simon Jacques, camelot métro Jarry, L’Itinéraire, Montréal, le 15 mars 2017

Depuis des décennies, on essaie de redorer le blason du quartier qu’on surnommait le Red Light. Il reste pourtant le centre névralgique de l’activité interlope de Montréal, et c’est ici qu’aura lieu cet été la course de Formule électrique, télédiffusée dans le monde entier. Drôle d’idée, non?

Quand j’ai appris que Montréal venait d’obtenir une étape du Grand Prix de Formule E. je me suis posé plusieurs questions. Premièrement. comment se fait-il que la nouvelle soit passée complètement sous le radar ? Avec des épreuves à Paris, Londres, Berlin et Hong-Kong, entre autres, la Formule E est une compétition internationale, avec des règles entérinées par la FIA (la Fédération internationale de l’automobile, la même qui régit la Formule 1), des pilotes célèbres tels que Nelson Piquet Jr et Jacques Villeneuve, ainsi que des commanditaires majeurs. L’information aurait pu faire sensation, je l’ai pourtant apprise à la plupart des gens à qui j’en ai parlé, y compris ceux qui suivent l’actualité de façon régulière. Peut-être l’annonce a-t-elle été faite le jour de l’échange de PK Subban ?

 

Formule E … urk !

Ensuite, en consultant le tracé choisi, un circuit urbain en plein cœur du Red Light, je me suis demandé comment on aurait pu moins mettre Montréal en valeur. Alors que les images des autres Grand Prix sont magnifiques, je me suis imaginé une prise de vue du coin Viger/Berri avec en arrière-plan quelques itinérants, un plan du square Berri et ses dealers, ou encore un zoom sur les prostituées de l’angle Saint-Laurent / Sainte-Catherine … je ne pouvais pas concevoir que des gens sérieux avaient conçu et approuvé ce parcours.

Je me disais que tout le milieu interlope qui gravite dans ce secteur depuis toujours, vivrait une fin de semaine horrible. Que même nous, les camelots, éprouverions des difficultés à nous approvisionner en journaux à L’Itinéraire, situé à deux pas de là. Et c’est sans parler des résidents qui seront carrément enclavés à t’intérieur du circuit, et du manque criant d’hébergement dans le quartier pour les touristes, je n’avais qu’un mot en tête : absurde!

Je pensais à tous tes efforts que la Ville met, depuis un demi-siècle, pour éradiquer le Red Light avec l’UQÀM, la Place des Arts, le Quartier Latin, le Quartier des Spectacles, la Grande Bibliothèque etc. J’avais même griffonné, dans les pages d’un journal, tous les endroits exotiques du secteur : les bordels, les piqueries, les fumeries, les points de vente de stupéfiants, les refuges et les ressources pour itinérants et toxicomanes, etc. Si bien que la carte était complètement hachurée et raturée. Étais-je le seul à trouver ce tracé bizarre ?

 

L’ltinéraire dans la rue

Par souci d’objectivité, je voulais d’autres opinions sur le sujet. Je suis donc descendu dans la rue afin d’interroger les habitants et travailleurs du secteur. Ce vox pop m’a permis de mettre en perspective d’autres visions sur l’événement et d’atteindre la zone grise que je recherchais. J’ai posé trois questions simples : les gens sont-ils au courant qu’il y aura une course de Formule E à Montréal durant la fin de semaine du 29-30 juillet ? Cet événement modifiera-t-il les plans qu’ils avaient pour cette fin de semaine ? Vont-ils y assister, ou plutôt s’arranger pour ne pas être là? Enfin, auraient-ils choisi ce quartier pour mettre Montréal en valeur? Je me promenais avec ma carte et montrais aux gens le tracé, en posant mes questions. Plusieurs étaient de mon avis : « Ce n’est vraiment pas le plus bel endroit pour valoriser la ville », m’a dit Jacinthe, qui travaille dans le secteur. Mais à ma grande stupéfaction, j’ai réalisé que la population semblait plutôt avoir confiance en la Ville et l’organisation, bien consciente que des contraintes techniques pouvaient influencer le choix du circuit, y voyant même une occasion de projeter une autre image de ce quartier. Quelques autres étaient plus réservés, comme Étienne, croisé à la sortie du bureau : « Quand il y a la Formule sur l’Île-Saint-Hélène, ça fait venir les gens riches, mais dans ce quartier, je ne sais pas s’ils vont venir… » Il me fallait aussi connaître le positionnement de la Ville.

 

La version officielle de la Ville

Nous avons obtenu auprès du service des communications à la Ville de Montréal des éléments de réponses, que nous aurions aussi pu trouver dans un dépliant promotionnel de l’événement. Ainsi, « les courses du championnat de Formule E doivent impérativement avoir lieu en pleine ville et non sur des circuits dédiés, c’est une exigence de la FIA» ; voilà pourquoi on n’a pas organisé cette course au parc Jean-Drapeau. «Le parcours sera aménagé sur le terrain de la société Radio-Canada qui est un collaborateur de l’événement » : d’où l’idée de faire rouler les pilotes autour d’un des buildings les plus moches de la ville. « Deux éléments liés aux exigences de la FIA (restrictions pour une piste de grade 3) ont influencé le choix du parcours : la largeur des rues, notamment dans/es virages, et la disponibilité d’une grande surface non construite pour y aménager les installations (garages, paddocks, service traiteur, bureaux FIA, équipes, etc.)»; on comprend que les monoplaces ne sont pas élaborées pour gravir le Mont-Royal ou les pentes du centre-ville. La Ville, qui n’a pas évoqué les répercussions de l’événement sur la circulation (quid du tunnel Ville-Marie et de l’autoroute 720 ?) précise enfin que «ce choix de parcours permet également d’avoir le pont Jacques-Cartier, un des grands emblèmes de Montréal, en toile de fond » : c’est d’ailleurs sans doute le seul élément architectural pouvant être mis en valeur dans ce quartier.

 

Aspect écologique

On peut vanter l’aspect écologique de l’événement. Montréal a adopté récemment une série de mesures pour se positionner comme « chef de file nord-américain en matière d’électrification des transports, cette course s’inscrit positivement dans cette volonté».

D’ailleurs, Alexandre Taillefer, ex-Dragon et propriétaire de Téo Taxi, a été choisi comme porte-parole. Ce côté de l’histoire ne peut que plaire, comme le souligne Yolande, qui travaille dans le quartier : « C’est l’occasion de montrer une image écologique de la ville. » Ou Maxime, étudiant : « Le point positif, c’est que les voitures sont électriques, et je suis plutôt favorable à ce genre d’événements qui mettent en avant l’environnement. C’est sûr que ce n’est pas le plus beau quartier mais c’est le 375e, peut-être qu’ils cherchent aussi à valoriser le secteur à travers ça.» D’accord, mais reste que c’est quand même un des coins les plus laids de Montréal et un des plus malfamés du Canada. Ce n’est pas par hasard qu’énormément d’organismes traitant d’itinérance, de toxicomanie ou de santé mentale y ont pignon sur rue.

 

On verra …

Bien que je sois encore sceptique, les raisons invoquées et la confiance générale du public me donnent envie de laisser une chance au coureur. Peut-être que l’événement sera couronné de succès et que les victimes collatérales (commerçants, résidents, itinérants) y verront plus de positif que de négatif. Pour ma part. n’étant pas un grand fan de course automobile et n’ayant certainement pas les moyens d’y assister, j’espère simplement pouvoir accéder sans mal à L’ltinéraire pour acheter des journaux lors de ce

week-end. Le mot de la fin revient à Jean-Paul, qui réside et travaille dans le quartier : « Ça fait du sens d’organiser la course ici, puisque les avenues sont assez larges, et il y a déjà beaucoup de chars. Mais tant qu’à organiser quelque chose d’écologique, ils auraient pu faire ça avec des Bixis !»