Normand Rickert, camelot Outremont, L’Itinéraire, Montréal, le 1er janvier 2017
Personnage incontournable du paysage culturel québécois, Armand Vaillancourt, 87 ans, est aussi reconnu pour ses sculptures colossales que pour son militantisme et son franc-parler. C’est par une belle journée de novembre que nous avons été accueillis chez lui. Ce que nous imaginions être une entrevue classique s’est transformé en une visite de sa maison, qui lui fait office de gigantesque atelier où s’accumulent œuvres, maquettes, matériaux récupérés et souvenirs.
La maison dans laquelle vit le sculpteur est située sur le Plateau-Mont-Royal, en face du parc Jeanne-Mance, et ressemble au premier abord à une bâtisse abandonnée. Une sculpture faite de vélos trône à côté de la porte principale. C’est à s’y méprendre avec un décor de film fantastique. Armand Vaillancourt nous accueille. Plutôt que nous recevoir dans son salon, il nous entraîne de tout de go dans les recoins de sa demeure. Comment caractériser son univers casanier? Je dirais un joyeux bordel éclectique et bigarré, fidèle à l’image de ce personnage haut en couleur, cette force de la nature qu’est Armand Vaillancourt. Il nous encourage à renifler un bon coup pour sentir les odeurs de la place.
Dans la pièce où nous avons laissé nos manteaux se trouvent deux énormes armoires, supposé ment des armoires d’apothicaires. Elles contiennent une ribambelle d’objets hétéroclites (figurines, macarons, affiches publicitaires passées, etc.), toutes étiquetées avec un numéro. Je demande pourquoi cet étiquetage, il répond: «C’est pour vous faire parler!» Puis il nous réveille de notre torpeur avec un bruit de gong. Rien de tel pour apprécier l’intensité de cet homme sans compromis, qui se fout de ce que les gens pensent de lui. On peut dire qu’il a vu neiger, depuis 87 ans de vie.
On remarque rapidement que chaque pièce de la maison est un atelier. On visite tout d’abord le sous-sol où se trouvent des dizaines, non, des centaines de maquettes. Un grand nombre d’entre elles sont fabriquées à partir de styromousse. Puis on monte des escaliers et on se retrouve dans un grenier. Dans cette pièce, la plupart des œuvres ont été réalisées par son fils, Alexis. Plusieurs bombes aérosol jonchent le plancher. C’est encore une joyeuse anarchie qui règne ici. On peut dire que le fils a hérité du talent et de la vitalité du père. Ce dernier refuse toutefois de lui donner des conseils et de mettre son grain de sel dans son travail. « Alexis n’aime pas qu’on se mêle de ses affaires, je le laisse libre. » Il ajoute : «Il est bon, mon gars, il crache le feu. Il a étudié à l’université. mais il a lâché, car il en connaît plus qu’eux autres.» Son fils crée des toiles individuelles, mais travaille aussi beaucoup dans la rue en réalisant des murales avec son groupe d’amis. Je lui ai demandé s’il vivait de son art. «Oui, mais moi j’vis pas de mon art, parce que j’ai pas le temps. »
En poursuivant la visite, on s’arrête devant la myriade de maquettes du grand sculpteur. Beaucoup d’entre elles n’ont pas dépassé le stade de projet. Ce qui frappe au premier abord, c’est son désir de réaliser des constructions gigantesques, et l’énergie brute qui émane de ses œuvres. « Moi, depuis que je suis né, je suis comme les batteries Eveready : plus je suis calme, plus je suis dangereux.» Cette phrase annonce en quelque sorte le calme avant la tempête, l’ouragan de force créatrice que peut déployer le sculpteur québécois le plus connu au monde, Armand Vaillancourt.
«Je suis un travailleur culturel»
Moi je ne me vois pas comme un artiste, je suis un travailleur social. Ma job, c’est de faire ce que je dois faire pour faire avancer la collectivité, pas de faire ce que je veux faire ou ce que j’aimerais faire. C’est pour ça que je me suis battu toute ma vie. Je ne dis pas »je suis un artiste, donc je suis ce que vous n’êtes pas». Moi, je suis ce que tout le monde est, avec mes bons et mauvais côtés, mais j’essaye de travailler sur mes défauts, d’augmenter ma force intérieure et de passer au travers des avaries. On a des responsabilités quand on est connu, les gens m’arrêtent dans la rue mais ça ne m’est jamais monté à la tête. Des gros bonhommes dans des gros camions passent devant moi et me crient : Hey Vaillancourt, continue ton bon travail! Je trouve ça fantastique et je me dis que ma vie valait la peine d’être vécue.
«Le respect de la jeunesse»
L’éducation c’est primordial, mais une vraie éducation qui va porter ses fruits, pas celle du système qui veut te fourrer. J’ai travaillé avec 160 000 jeunes depuis 1955. J’ai «travaillé» avec eux, pas juste parlé. Les enseignants et les directeurs d’école traitent les enfants comme si c’était des bebelles. Pour moi, les enfants sont les adultes qui n’ont pas encore pigé les enjeux de notre société. Même si certains n’ont pas un talent particulier, même s’ils ne font pas des toiles ou des sculptures, avec moi, ils ne sont pas mis à côté, ils travaillent. Comment on peut empêcher l’injustice ? Par l’éducation, par le respect de la jeunesse. Il faut aller à leur rencontre, ça ne veut pas dire les caser dans quelque chose dans lequel ils ne veulent pas aller. Tous les adultes tuent l’enfant chez eux, c’est très grossier. Les adultes, ce sont comme des robots. Quand ils touchent un enfant, celui-ci est tellement sensible qu.il sent toute cette puanteur-là. Si les adultes sont devenus comme ça, s’ils cherchent juste à avoir une grosse job pour s’acheter un gros char, c’est peut-être qu’ils ont cherché toute leur vie à impressionner leurs parents plutôt que de laisser leur créativité s’exprimer librement.
«Tant que j’aurais une tête sur les épaules..»
J’ai laissé la chance à tout le monde de prendre ma place en tant qu’artiste : deux, trois, quinze générations. Là, il y a en a peut-être qui souhaiteraient que je crève, mais criss, le territoire est grand, faites votre place et demandez-moi pas de mourir ! J’ai la même énergie que j’avais quand j’avais 15 ans. Oui, j’ai plus d’expérience, je suis plus compréhensif, mais je garde une tolérance zéro pour des choses qui doivent être accomplies. Je suis comme une vache à lait perpétuel, j’ai fait des milliers d’œuvres depuis cinq ans, c’est ce qui me permet de garder le cerveau alerte. En dedans, il y a un feu qui reste toujours allumé. Tu ne me verras jamais vieux. Peut-être je vais être vieux physiquement, peut-être que je ne vais plus avoir de dents, peut-être que je vais avoir Azheimer, mais tant que j’aurai une tête sur les épaules, je vais continuer à m’insurger. Plus je prends de L’expérience plus je suis un câlice par rapport à la société.