Jeunes fugueurs : L’appel de la rue

Anne-Frédérique Hébert-Dolbec, L’Itinéraire, Montréal, le 15 décembre 2016

En février 2016, une vague de fugues au Centre jeunesse de Laval faisait la Une de tous les médias de la province, dévoilant la pointe de l’iceberg d’une réalité méconnue. Chaque année, ces établissements sont le point de départ de plus de 6000 fugues. Mais, une fois la porte claquée, quelles promesses offre la rue à ces jeunes en quête de liberté?

Dans les locaux du Centre de jour de l’organisme Dans la rue, Gabrielle* et Mathieu sont assis en silence, perdus dans leurs pensées. Casquette sur la tête, écouteurs dans les oreilles, le jeune homme de 22 ans regarde machinalement son cellulaire. Gabrielle, 17 ans, passe une main dans ses longs cheveux roux orangés, ses grands yeux bleus fixés sur ses genoux.

Placés sous la Loi de la protection de la jeunesse dès l’enfance, retirés de leur famille dysfonctionnelle, les deux jeunes n’ont pas tardé à sentir le désir de liberté et d’autonomie fourmiller au fond de leurs tripes. À eux deux, ils cumulent près de 800 fugues. Au moment de notre rencontre, l’adolescente a fui le Centre jeunesse où elle résidait il y a plus d’une semaine. « J’ai fugué pour la première fois il y a cinq ans, raconte Gabrielle, d’un ton fier et déterminé. Ma mère m’avait abandonnée. Mon père n’avait pas d’argent. Et moi, habituée de m’occuper de moi-même toute seule, je devais vivre entre quatre murs avec des filles qui me faisaient chier, qui m’intimidaient. J’étais stressée la première fois, j’avais peur, mais en même temps j’étais tellement soulagée. »

 

Les deux jeunes sont catégoriques. Pour la plupart des adolescents placés en centres jeunesse ou en maisons de transition la fugue est loin d’être une solution de dernier recours. Dans les couloirs, tout le monde en parle. « Quand j’étais à L’Entre-Deux, toute l’unité a fugué en même temps, se souvient Gabrielle. On s’est toutes retrouvées à l’organisme La Passerelle, un refuge pour les femmes. On l’appelait L’Entre-Deux numéro 2. »

Malgré son jeune âge et son apparente vulnérabilité, l’adolescente a rapidement pris ses aises dans la rue. Très vite, elle apprend à évaluer d’un coup d’œil les gens qu’elle croise sur sa route, et surtout à ne pas avoir peur de dire non. Sa perspicacité lui a valu de toujours se tenir loin des drogues dures, de la criminalité et des réseaux de prostitution. « Quand je pars, je vais souvent chez des amis ou chez mon père. Il ne s’inquiète pas pour moi. Il sait que j’ai une tête sur les épaules. Il m’a appris les ressources fiables de la rue, et ce que je devais éviter. Je me suis toujours arrangée pour ne pas me mettre dans la marde, pour pouvoir vivre une vie normale à mes 18 ans.»

 

Ressources et pièges

Une fois dans la rue, les jeunes trouvent rapidement les ressources nécessaires à leur survie. Tous connaissent les lieux propices aux trafics de drogue et aux réseaux de prostitution, dont les parcs Émilie-Gamelin et Beaudry, le terrain devant la tour de Radio-Canada et le Tim Hortons du Village gai. « C’est le moyen le plus simple pour la plupart de subvenir à leurs besoins. Il ne faut pas chercher plus loin », affirme Mathieu.

En Centre jeunesse, étant donnée la propension des fugues, les intervenants n’hésitent pas à informer les jeunes de l’existence de refuges pour les mineurs en situation d’itinérance. « C’est préférable à ce qu’ils dorment dans la rue», soutient Martin Pelletier, éducateur responsable du volet sexologie, toxicomanie et gangs de rue au Centre jeunesse de Montréal.

Les organismes, tels que Dans la rue, qui accueillent les jeunes en situation précaire, ont une entente avec le Service de police de la Ville de Montréal et la Direction de la protection de la jeunesse afin de pouvoir accueillir et héberger ces jeunes. Un geste généralement considéré comme illégal.

« Nous sommes complémentaires aux autres ressources, afin de régler la situation conflictuelle à l’origine de la fugue», explique Dave Dumouchel, coordonnateur de l’intervention de l’organisme Dans la rue. Les travailleurs sociaux et psychologues de l’organisme ont mis au point une grille d’évaluation qui pourra éventuellement être partagée avec les autres intervenants. « Nous sommes dans une approche de réduction des méfaits. La grille sert à évaluer les risques inhérents à la fugue et les pistes de solution. On laisse du temps au jeune. Il vient ici, où il se sent en sécurité. Et on travaille avec lui pour l’amener à vouloir retourner à son point de départ ». ajoute-t-il.

 

 

La fugue comme passage

Selon plusieurs intervenants, la fugue n’a pas toujours que des répercussions négatives. Dans plusieurs cas, elle fait partie du processus de réadaptation et peut même contribuer à la progression d’un jeune dans sa recherche d’autonomie et de responsabilités. « La fugue en soi n’est pas un problème, précise la directrice générale du Réseau Enfants-Retour, Pina Arcamone. C’est plutôt une échappatoire à un problème préexistant comme un problème de communication, d’abus ou d’intimidation. »

«Toutes les fugues sont uniques, comme chaque histoire qui se trouve derrière, ajoute M. Pelletier. Dans bien des cas, le jeune quitte le milieu où il est encadré pour combler un manque. Si on met le doigt dessus rapidement, on évite que ces jeunes vulnérables soient repérés par les réseaux criminels. »

Mathieu, pour sa part, n’a pas été aussi chanceux. « J’ai fait ma première fugue à 11 ans. Déjà à cet âge-là, je fumais, je me gelais et je buvais de l’alcool. Dès que j’ai entendu le mot fugue pour la première fois au Centre jeunesse, ça a sonné comme une promesse de liberté, de fun, de pouvoir consommer autant que je voulais et de rencontrer des filles. »

Dès son premier séjour dans la rue, il suit un ami de son père motard, dans le quartier Saint-Michel. Il se retrouve entouré d’hommes dans la mi-vingtaine. Sous ses yeux d’enfants, il voit circuler des armes à feu, des couteaux, de la cocaïne et du cristal meth. Il assiste à des fusillades. et participe lui-même aux activités illicites du gang de rue qui l’adopté.

«C’est difficile pour la société de comprendre pourquoi ces jeunes tombent dans ces pièges, et surtout pourquoi ils y restent, Signale Mme Arcamone. Mais c’est injuste de croire qu’ils ont un choix. Bien vite, les proxénètes et les gangs de rue, qui se présentaient au départ comme de bons samaritains, deviennent menaçants. »

 

 

Encadrement intensif

Les adolescents qui, comme Mathieu, se mettent en réel danger, représenteraient une minorité, selon le rapport Lebon sur les fugues commandé par la ministre déléguée à la Protection de la jeunesse, Lucie Charlebois, à la suite de la médiatisation des fugues au Centre jeunesse de Laval.

Lorsque le comportement d’un jeune le met à risque, ou menace autrui, les Centres jeunesse peuvent avoir recours à l’encadrement intensif (El). Le séjour dans cette unité, où toutes les portes sont verrouillées, a une durée de base de 30 jours. Malgré de nombreuses rencontres avec des psychologues, travailleurs sociaux et autres intervenants, ainsi que plusieurs séjours en encadrement intensif, Mathieu et Gabrielle n’ont jamais senti l’envie de revenir dans la marge et de se plier aux règlements du Centre.

 

«Personne ne change à cause de l’encadrement intensif. Plus les jeunes sont enfermés, plus ils ont envie de partir. Je me suis toujours senti incompris par mes intervenants. Maintenant, je comprends un peu mieux pourquoi, j’ai été pimp pendant un bout. Ils avaient peur que j’incite les autres à fuguer pour les entraîner dans mon réseau », raconte Mathieu.

Pour Alexandra Caron, intervenante sociale qui a elle-même déjà vécu dans la rue, l’encadrement trop strict est rarement la solution avec les jeunes qui rejettent l’autorité. «La plupart de ces jeunes peuvent s’en sortir parfaitement, mais ils n’auront probablement jamais de parcours typiques. C’est ce qu’il faut apprendre à respecter en premier, avant de pouvoir les aider. Cette société qu’ils rejettent avec autant d’ardeur doit être capable de leur montrer qu’il y a une place pour leurs talents et leurs différences. ».

*Les noms des jeunes fugueurs ont été changés afin de préserver leur anonymat.