Un autre sacrifié de la 389

Éric Cyr, Le Trait d’union du Nord, Fermont, le 7 novembre 2016

La route nationale 389 a fait une autre victime, un camionneur expérimenté qui travaillait pour Transport Lamarre, un courtier pour Morneau Sego, le 19 octobre dernier, dans le tracé problématique Fire Lake/Mont-Wright, qui ne respecte toujours pas les règles minimales de sécurité fixées par le ministère des Transports du Québec (MTQ). Malgré que le Ministère ait assuré de son intention de prioriser la construction d’un nouveau tronçon dans ce secteur en 2009, près d’une décennie plus tard rien n’a encore été accompli. Le conducteur professionnel Claude Forest, 44 ans, a perdu la vie au volant de son camion semi-remorque qui a abouti dans un ravin au kilomètre 508 à une soixantaine de kilomètres de Fermont. Son décès a été constaté à l’hôpital.

La cause de la tragédie n’est pas encore déterminée, mais la plupart de ceux qui empruntent cette route, un axe interprovincial qui a été déclaré route nationale il y a plusieurs années et qui constitue le seul lien routier du Nord-est québécois, ont déjà tiré leurs propres conclusions.

« La route était raboteuse (planche à laver) et couverte de boue et possiblement qu’une mince couche de glace s’était formée à la suite de la chute de neige. »

Le camionneur Claude Forest, natif de Baie-Comeau, mais résident de Rimouski, père de trois enfants, avait emprunté cette route à quelques reprises et avait déjà résolu de ne plus jamais refaire ce périple. C’était son dernier voyage sur la 389 et il avait trouvé un autre emploi à Rimouski selon son oncle Alain Bourque de Baie-Comeau, surnommé « mononcle Alain » par ses collègues camionneurs, qui était sur les lieux lors du passage du journaliste tout comme un autre oncle, Jacques, lui aussi chauffeur de camion, qui a identifié le corps. Une grue a été nécessaire pour sortir le poids lourd du ravin.

 

Le MTQ acolyte et complice des politiciens

Interrogé dans sa cabine, « mononcle Alain », qui exerce ce métier depuis 40 ans dont près de neuf ans sur la 389, était toujours sous le choc et en avait gros sur le cœur. Ce dernier tenait un discours empreint d’amertume et de ressentiment envers les décideurs politiques. « On se sent abandonnés de tout le monde, des politiciens qui rient de nous et de Transports Québec qui ne fait pas son travail pour assurer la sécurité sur cette route et qui choisit de sacrifier des vies plutôt que d’investir là où il le faut, là où c’est nécessaire. Ils ont coupé des courbes qui n’étaient pas si dangereuses que ça pour leurs amis d’Hydro-Québec, mais ils attendent que des gens se tuent plus au nord avant de réagir. Ceux qui entretiennent la route ont peur de briser leurs couteaux de gratte. Le MTQ monte une ou deux fois par semaine sur cette route, mais les contracteurs (entrepreneurs) sont informés à l’avance de leur déplacement et s’assurent de faire le travail avant leur passage », confie ce dernier.

« Demandez à n’importe quel camionneur ce qu’il en pense et tous vous diront la même chose. Prenez les bonhommes verts (contrôleurs routiers), par exemple, ils sont aux aguets et sont bons pour t’écoeurer pour le log book (registre, carnet de route) et donner des constats d’infractions pour des bris mineurs comme une lumière brûlée. Ils attendent les camionneurs pour leur attribuer des contraventions salées à l’entrée de la route 389 à Baie-Comeau, mais ils savent bien que c’est l’état pitoyable de la 389 qui occasionne directement les bris et tout comme les inspecteurs du MTQ ne se déplacent que très rarement sur celle-ci. L’état lamentable de cette route provoque l’usure prématurée de nos camions quand on l’emprunte. Le chemin est tellement en mauvaise condition que c’est normal qu’on brise nos trucks. »

 

La roulette russe

« Mononcle Alain » poursuit : « Je n’ai jamais vu de toute ma carrière une route en si piteux état. Emprunter la 389 c’est comme jouer à la roulette russe avec notre vie. Arriver sain et sauf à destination c’est comme un coup de dés. Les camionneurs doivent souvent rouler au centre de la route pour éviter de déraper, car la route n’est pas assez solide sur les bords. » On pouvait entendre des commentaires désobligeants et très éloquents maudissant le MTQ et les contrôleurs routiers sur les ondes de la radio de bande publique (CB) durant le passage de nombreux camionneurs sur les lieux apercevant la carcasse du fardier au fond du précipice abrupt dans une courbe indiquée seulement par une pancarte installée justement dans la courbe et qu’aucun garde-fou ne délimitait.

 

Les douze travaux d’Astérix

« Essayer de déposer une plainte au MTQ c’est comme dans les 12 travaux d’Astérix, personne ne veut signer les rapports et ils perdent les dossiers. Durant la période du boom minier il y a avait plus d’une centaine de poids lourds qui empruntait la route quotidiennement. Ils ont installé une unité de mesure de la circulation et puis personne n’en a entendu parler par la suite. S’ils ne veulent pas entretenir la route qu’ils la ferment pour de bon » lance « mononcle Alain » visiblement en colère.

« En 2014-2015, ça prenait deux heures et demie à un camionneur pour faire le bout sinueux de 67 kilomètres avant d’arriver à Fermont, c’est totalement inacceptable. L’Association du camionnage du Québec (ACQ) n’a rien fait pour nous autres. Comme on est loin de Québec ils ne se soucient pas de nous. »

De son côté l’ACQ assure que des démarches ont été entreprises spécifiquement pour la route 389. La responsable des communications de l’organisme, Marie-Claude Leblanc explique : « L’association n’est pas en communication avec les camionneurs, elle représente les transporteurs. » Selon un porte-parole de l’ACQ, l’ingénieur Normand Bourque : « On revendique pour l’amélioration de cette route. L’ACQ a fait des représentations pour le nivelage, l’entretien et l’amélioration des capacités de la route 389 à plusieurs reprises et est revenue à la charge récemment. Nous savons que cet axe routier comporte des éléments de sécurité discutables et qu’on peut reprocher les qualités de la route qui a certainement besoin d’amélioration. On est toujours au combat pour revendiquer que cette structure-là soit remise à niveau. Mon rôle est de m’assurer de la qualité de la route et de son aspect sécuritaire. On prend cet enjeu très au sérieux. » Ce dernier qui avait une rencontre prévue avec le nouveau ministre québécois des Transports, Laurent Lessard (récemment parachuté à ce poste à la suite des multiples démissions et scandales qui avaient ébranlé le MTQ et éclaboussé les libéraux) précise que durant le dernier congrès de l’ACQ, un conférencier de Transports Québec traitait justement de cette problématique.

«  Le dossier de la route 389 revient fréquemment et on en discute lors de nos rencontres. On étudie toutes les implications. »

 

L’enquête se poursuit

C’est la Sûreté du Québec (SQ) qui mène l’enquête. Le responsable des communications de la SQ pour le territoire de la Côte-Nord, Jean Tremblay explique : « C’est une perte de contrôle à la sortie d’une courbe au kilomètre 508 qui a causé l’accident. On ne sait pas si le conducteur a subi une distraction, a été victime d’un malaise ou de la chaussée glissante. L’autopsie pourrait en révéler davantage. L’accident est survenu à midi quarante, mais ça nous a pris du temps pour retrouver les papiers permettant d’identifier la victime. » Le porte-parole précise qu’aucun problème mécanique n’était apparent et que les pneus n’affichaient aucun signe de crevaison. « Tout était beau au niveau mécanique. C’était un camion neuf de l’année. »

Des patrouilleurs de Fermont se sont rendus sur les lieux et le capitaine Michel Pelchat, directeur du poste de Fermont qui était sur place ajoute : « La cause de l’accident fait toujours l’objet d’une enquête. C’est nébuleux, le conducteur a vraiment passé droit et aucune trace de freinage n’a été observée. Il n’allait pas vite puisque le camion a versé sur le côté rapidement, il a tout de suite renversé dans le ravin. » Il n’a pas fait de vol plané. La porte-parole de Contrôle routier Québec, Kathy Beaulieu, confie que des contrôleurs routiers ont été appelés pour prêter main-forte à la SQ. Pour sa part, la porte-parole du MTQ pour la Côte-Nord, Sarah Gaudreault ajoute que : « Au moment de l’accident, la route en gravier était dégagée et un peu mouillée. Une niveleuse était passée trois heures avant que l’accident ne se produise. Dans ce secteur, la vitesse est de 70 km/h et est réduite à 55 km/h dans la courbe (où est survenue la tragédie mortelle). Des affiches étaient posées de façon conforme selon les distances requises. » Selon « mononcle Alain », deux autres mastodontes routiers suivaient Claude Forest.

« Les autres chauffeurs l’ont vu planter et ont tenté de porter secours à Claude avant d’appeler les renforts. Ils ont affirmé qu’ils ont évité de justesse de subir le même sort que mon neveu et ils roulaient à une vitesse normale adaptée aux conditions de la route.»

 

Confrérie en deuil

Les camionneurs constituent une confrérie tissée serrée et leur camaraderie pourrait ressembler à celle de soldats qui partent au front pour se battre afin de transporter des denrées essentielles à l’approvisionnement de la population des différentes régions qu’ils desservent. Plusieurs camionneurs ont mis un tag RIP 389 sur leurs pages Facebook notamment sur Charrieux de la 389, et d’autres, ont installé un ruban noir sur les rétroviseurs de leurs mastodontes routiers pour afficher leur mécontentement et leur solidarité pour leur collègue défunt mort en devoir qui a donné sa vie pour approvisionner le Nord.