Paulette Vanier, Le Saint-Armand, Saint-Armand, octobre 2016
Héritiers de la ferme familiale qui s’est transmise de génération en génération, Isabelle et Richard Forgues se sont un jour trouvés confrontés à la nécessité de revoir leur manière de travailler. La productivité baissait dans les champs, les animaux semblaient plus souvent malades et certains présentaient des problèmes d’infertilité.
Bref, le modèle intensif, ou productiviste, adopté dans les années 1980 et encouragé par les diverses instances de l’industrie agro-alimentaire parce qu’il était censé être plus rentable commençait à présenter des lacunes, notamment un appauvrissement des sols et d’autres problèmes liés à l’utilisation intensive de produits chimiques. « L’agriculture d’alors ne s’intéressait qu’à la quantité, confie Isabelle, pas à la qualité. » « Notre ferme était la 2e plus productive de la région, poursuit son frère Richard. Nous étions suivis par des conseillers. Mais on voyait bien que nos animaux allaient moins bien. »
Dans les années 1990, préoccupés par la santé de ces derniers, ils amorcent le virage qui les amènera graduellement à troquer les vaches laitières pour des bovins à viande et à convertir leurs terres à l’agriculture biologique. En cours de route, ils rencontrent des gens ayant des approches plus naturelles, puis suivent un cours intensif de cinq semaines donné à Saint-Ignace par quelques professeurs, dont Denis Lafrance, celui que l’on considère à juste titre comme le pape de l’élevage bio au Québec. En parallèle, ils entreprennent une démarche de croissance personnelle qui les amène à modifier leur vision de l’existence et à acquérir la conviction qu’ils devaient se tourner vers ce qui était naturel et sain pour eux et pour l’écosystème de la ferme en général.
En 1998, ils obtiennent la certification bio pour la culture en champ. Pour les animaux, il faudra attendre 2002, bien que l’élevage respectait déjà toutes les règles du bio. « Les champs nous parlaient beaucoup, explique Richard. On avait eu des problèmes liés aux engrais chimiques, aux herbicides et tout ça ; le sol ne se drainait pas, l’eau restait à la surface. » Dès l’année suivant la conversion vers le bio, il peut observer que les terres s’égouttent mieux, pas un énorme changement, explique-t-il, mais assez pour s’en rendre compte. « Il faut rester à l’écoute, ajoute-t-il. Je suis un éleveur dans l’âme, je m’occupe des animaux depuis l’âge de six ans et j’en ai passé des heures dans ma vie à observer les champs et les bêtes. » Isabelle opine, ajoutant que, en agriculture, tout est observation. Un vieux dicton dit d’ailleurs que « l’œil du fermier est le meilleur des engrais », façon de rappeler aux agriculteurs que c’est le nez collé au sol qu’on évalue la santé de celui-ci et non du haut de la cabine climatisée d’un tracteur.
Aujourd’hui, à l’issue de bientôt vingt ans de régie biologique la terre a retrouvé sa richesse et les champs leur biodiversité. Les couleuvres, quasiment disparues, sont de retour, de même que les abeilles et diverses espèces d’oiseau. « Toute une autre vie arrive quand on prend soin de la terre », commente Richard. Et les vaches sont resplendissantes de santé. « Quand on faisait de l’intensif, explique Isabelle, une vache de 4 à 5 ans avait l’air d’en avoir 14 ou 15. »
Les vaches sont nourries exclusivement à l’herbe et au foin, ce qui, selon Isabelle, est logique puisque ce sont des ruminants et qu’elles possèdent justement quatre estomacs à cette fin. « Leur chair est plus riche en oméga-3 et en oméga-6, de même qu’en vitamine E », explique-t-elle, confirmant ce que des chercheurs ont découvert au cours des dernières décennies. En outre, bien qu’elle soit maigre, c’est une viande particulièrement tendre, ce qui serait dû à l’absence de grain dans l’alimentation du bétail, celui-ci rendant la chair acide et, par conséquent, moins tendre. Même le boucher, selon Isabelle, a remarqué qu’elle était plus tendre que celle des autres carcasses qu’on lui amène à découper.
Richard, qui a fait boucherie avec son père durant de nombreuses années, dit même que la viande a une odeur différente selon que l’animal consomme ou non du grain et est élevé ou non en régie bio. Il y a aussi l’odeur du foin, qui rappelle à Richard celle des plantes médicinales qu’on fait sécher, tellement plus riche que celle qui se dégage d’un champ de maïs. Celle du fumier également, douce, pas le moindrement ammoniaquée, qui se rapproche de celle des olives en saumure. Car le fumier d’un animal nourri à l’herbe, ça ne sent pas du tout comme celui d’un autre à qui on donne du grain. Quant à la saveur de la viande, « ça goûte comme quand on était petits », précise Richard. « Le gras de porc goûte le vrai gras de porc », a confié un jour à Isabelle un client qui s’approvisionnait chez un producteur de porcs bio.
Impossible, quand on parle de bio, de ne pas aborder la question de la certification, cette démarche qui garantit que le producteur et le transformateur respectent les normes rigoureuses du cahier de charges établi par l’organisme de certification. Ça coûte cher et c’est très exigeant, reconnaissent le frère et la sœur, mais c’est indispensable puisque, dixit Richard, « on a perdu le sens de la confiance en l’autre ». En ce qui les concerne, il faut compter quatre volets de certification : les champs, les animaux, l’abattoir et le transformateur, c’est-à-dire celui qui transforme à façon une partie de leur production en saucisses. Dans tous les cas, on assure un suivi, une traçabilité complète. Toutes les étapes du processus sont scrutées à la loupe. Jusqu’au savon employé à l’abattoir qui doit répondre aux normes.
Et la différence entre bio et « naturel » ? « Tout, explique Isabelle. Tout ce qui rentre sur ta ferme, ce que mangent les vaches, les suppléments qu’elles prennent, les traitements qu’elles subissent, le foin que tu leur donne, tout cela est noté dans un cahier et présenté à l’inspecteur.
Et tout ce qui sort d’ici aussi. Le grain que tu produis, celui que tu utilises, celui que tu vends. L’inspecteur visite les champs avec nous, note ce qui y pousse, examine les bandes tampons (bandes de huit mètres de largeur qui doivent obligatoirement border tout champ voisin où l’on cultive en régie conventionnelle), nous demande ce qu’on fait du foin qui y pousse, etc. Rien n’est laissé au hasard. » À la question de savoir si le dit inspecteur est en mesure d’observer les changements apportés grâce à la conversion au bio, Isabelle est affirmative. « Parce que nous, on les a vus les changements dans nos champs, chez nos animaux, dans la viande qui est produite ici. Alors forcément, lui aussi. On a vu les choses se stabiliser dans les champs, les animaux être de plus en plus en santé. Une année, on a eu pas mal de cas de pneumonie et on les a traités simplement avec des huiles essentielles. On les a presque tous réchappés, ce qui est un vrai miracle. S’ils n’avaient pas été en aussi bonne santé au départ, on en aurait perdu plus. »
Et de conclure d’un air entendu : « D’ailleurs, si on n’avait pas observé tous ces changements, on aurait renoncé depuis longtemps. Tu peux être sûre que c’est pas à cause de l’argent qu’on gagne qu’on est encore ici à faire ce qu’on fait… »
Chez les Forgues, ce qui nourrit les vaches, c’est le foin qui pousse dans les champs et ce qui nourrit les champs, c’est le fumier qui provient des vaches et que Richard composte au moyen de sa nouvelle andaineuse. Ce qui est emprunté à la terre lui est rendu intégralement. En dehors de quelques suppléments naturels et des huiles essentielles, tout est produit sur place. C’est un cycle complet, sans rupture, l’approche bio des purs et durs, qui tend malheureusement à disparaître.