Audrey-Maude Vézina, La Quête, Québec, septembre 2016
Que ce soit pour éviter les jugements ou s’attirer les faveurs, le regard des autres a une grande importance pour plusieurs. La notion de normalité n’est toutefois pas objective. Ce qui est normal pour l’araignée est le chaos pour la mouche. Qu’est-ce que signifie la normalité ? Jean-Marc Narbonne, professeur en philosophie à l’Université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Antiquité Critique et Modernité Émergente, répond aux questions de La Quête.
Qu’est-ce que la normalité ?
À la base, on peut interpréter la chose selon deux grilles d’analyse. On pourrait dire, d’une part, que la normalité est une sorte d’interprétation statistique ; la normalité, c’est ce qui se produit le plus régulièrement. Quel que soit le contenu de la manière d’être ou du comportement dont il s’agit, on pourrait alors faire une analyse purement statistique de la normalité. Il s’agirait alors d’une enquête où ce qui serait normal serait ce qui se produit dans la plupart des cas.
L’autre façon de le voir, ce serait de dire que ce qui est normal, c’est ce qui renvoie à une certaine nature, à un processus naturel. On a un autre barème parce que ça impliquerait que la société et la vie sociale soient comme un prolongement de la nature. Selon la grandeur de l’écart avec ce qui est « naturel », on a quelque chose de normal ou non.
Ces deux interprétations peuvent se rencontrer, mais aussi s’écarter l’une de l’autre. L’idée de la société en tant que prolongement de la nature ou en tant que nouveau principe organisateur s’émancipant de la nature donne deux interprétations de la normalité très différentes. Il y aurait alors un écart entre ce qui est normal naturellement et ce qui est normal socialement, puisque la société elle-même s’est affranchie de certaines règles de la nature.
Pourquoi ce désir d’être normal ?
D’une part, il y a le désir de reconnaissance qui est normal : on veut être reconnu. La société englobe absolument tout le monde et elle accorde certains droits. On ne peut pas vivre comme un Robinson Crusoé sur une île. Le désir et le besoin d’être en communauté sont inhérents chez l’Homme. On ne peut s’affranchir complètement de la société, mais elle doit offrir une palette de choix suffisamment large et variée pour que les individus puissent y trouver leur compte. Toute diversité est acceptable dès lors qu’elle ne menace pas l’harmonie d’ensemble de la société ; il doit y avoir de la diversité. Comme disait Aristote : « À trop vouloir unifier la société, on la détruit ».
Comment les normes varient-elles ?
Il y a des variations plus ou moins importantes. Des variations minimes comme nous on boit du café et eux ils boivent du thé, mais ça peut aller plus loin que ça. C’est pour ça que la question de la normalité est une question qui devient vite très complexe. Il y a un changement de perspective selon les cultures, mais aussi une évolution des standards dans le temps. Ce sont deux moteurs de différences, d’une part, dans les différentes aires culturelles et, d’autre part, dans les diverses époques de ces aires. Le changement fait donc partie de la vie sociale, il est nécessaire et sain.
En prenant le divorce pour exemple, il est pratiquement rendu « normal » de divorcer aujourd’hui, tandis que dans les années 1940 et 1950, ça ne l’était pas. Le rôle des femmes et le droit de vote sont aussi de bons exemples d’évolution des standards. L’orientation sexuelle n’est plus vue non plus de la même manière. Les droits des handicapés et leur place dans la société ont changé. On remarque que l’acceptation de la différence va en progressant, mais c’est un processus qui n’est jamais fini, un processus ouvert sans terme a priori.
Il existe aussi des différences au sein même de la normalité, elle n’est pas une mesure si précise. Elle désigne plutôt une large catégorie de manières d’être, une fourchette de comportements possibles. Les processus de standardisation dans la société sont inévitables. On n’arrivera jamais à une société dépourvue de tout principe de normalité. L’important est d’accepter une certaine fluctuation et différents écarts au sein de la culture.