Tuan Trieu-Hoang, L’Itinéraire, Montréal, le 15 août 2016
Dans un sympathique café du quartier Villeray, l’acteur italien Dino Tavarone nous a reçus en toute simplicité. Tantôt exubérant, tantôt comique, l’interprète du parrain dans la télésérie Omertà nous livre ses réflexions sur le milieu carcéral, l’itinérance et la pauvreté. Une incursion dans l’univers de ce « sympathique anarchiste» qui aborde les problèmes de société avec humour et philosophie. Aujourd’hui âgé de 73 ans, Dino Tavarone a peut-être joué son dernier rôle dans Mon ami Dino. Le film est en salle depuis le 5 août.
Pourquoi avez-vous accepté qu’on réalise un documentaire sur votre vie?
Probablement qu’on était saoul (rire). J’étais déjà associé avec le réalisateur Jimmy Larouche depuis longtemps. C’est lui qui m’a proposé de faire ce documentaire sur moi. Il m’a dit « on fait un film, mais on n’a pas d’argent ». Le problème au Québec et au Canada, c’est qu’on ne finance pas assez l’industrie du cinéma. On préfère voir les produits américains avec des boum boum boum, des voitures qui sautent et des gens qui volent, comme Superman. Et c’est vraiment dommage, parce qu’au Québec, il y a beaucoup de talents qui sont perdus, il y en a déjà plusieurs qui sont partis et à l’extérieur. Et nous, on est resté là, on est 5 ou 6 millions au Québec, on devrait être tous plus unis. On devrait aller voir les bons films que font les Québécois, pour le bonheur. On est une petite nation qui peut faire de bons films, de bons festivals, de bons documentaires, comme partout dans le monde. Mais ici on a laissé tomber.
Dans le film, vous dites vouloir «dénoncer la pire des maladies». Qu’entendez-vous par là ?
Il y a plusieurs maladies, mais je pense que la plupart sont provoquées. On vit dans un monde sans morale, un monde de guerre. Savez-vous qu’une journée de guerre coûte 200 millions de dollars? Tu sais ce qu’on peut construire comme hôpitaux avec 200 millions de dollars?
Vous avez connu le milieu carcéral… Qu’en retenez-vous?
Vous savez, j’ai eu du bon temps là-bas (rire). Je ne m’attendais pas à ça. Dans ma famille, c’était le premier grand scandale. Mais ils m’ont pardonné, j’ai fait une erreur et j’ai payé. Dans le milieu carcéral, il y a ceux qui font du bon temps, et ceux qui font du mauvais temps. Le bon temps c’est quand tu fais quelque chose pour construire. En prison, j’ai suivi des études en psychologie, en pathologie ; j’ai fait de la peinture, j’avais un atelier, j’ai fait des expositions et j’ai gagné des prix. Donc j’ai fait tout ce quïl fallait pour m’enrichir. Pour moi, c’était comme une année sabbatique. Les gens qui sont fatigués prennent une année sabbatique, ils mettent de l’argent de côté et ils vont sur une île. Pour vivre une vraie année sabbatique, il faudrait être enfermé dans une chambre en prison pendant un an. On pourrait obliger tout le monde à faire ça. Mon vieux, le soir tu es tout seul. Là, tu as le temps de penser à qui tu es et ce que tu veux faire dans la vie. Si tu es bon, tu peux devenir meilleur. Et si tu es mauvais, peut-être que tu vas devenir meilleur, mais peut-être que tu vas devenir plus mauvais. Là-dedans, c’est comme dans un petit village, il peut y avoir des mauvaises fréquentations.
En prison, on réhabilite la personne ou on la punit?
C’est un mélange des deux. Il y a des associations qui sont là pour les aider et les encadrer. Tout le monde peut les fréquenter, mais il faut faire plus que ça. La prison, c’est la prison. Tu te retrouves avec toi-même et le soir tu penses, tu penses à quoi faire, tu penses comment tu dois survivre, et tu penses à comment tu vas survivre à l’extérieur. Je ne crois pas que la prison soit une mesure de réhabilitation qui fonctionne. Tu ne peux pas rester trop longtemps dans le cercle des marginaux, sinon tu finis ta vie en prison, itinérant, tué, ou en institut psychiatrique. Moi, j’ai été chanceux parce que j’ai une bonne famille, de bons amis. Je n’ai jamais été délinquant, mais j’ai fait une erreur dans ma tardive jeunesse quand j’avais 48 ans.
Alors, selon vous, qu’est-ce que le gouvernement devrait faire pour aider les gens qui sortent de prison?
Leur donner du travail. Quelqu’un qui a fait dix ans de prison, quand tu le mets dehors, il ne connaît même plus ta valeur de la monnaie. Il est perdu. Où est-ce qu’il va trouver du travail? À qui va-t-il demander de l’aide? Nous, la société, il faut qu’on l’accompagne. On devrait ouvrir une fabrique ou quelque chose, parce qu’en dedans, ils travaillent à 10 cents de l’heure. Ils fabriquent des chemises, des souliers, des trucs. Pourquoi ne pas ouvrir quelque chose à l’extérieur pour eux? Si tu ne veux pas travailler, tu t’en vas, mais ceux qui sortent et qui veulent se réhabiliter et qui ne trouvent pas de travail, il faut leur donner à manger. Sinon ils vont continuer à voler et ils vont retourner en prison.
Vous avez vu tous les problèmes de la société concentrés dans le milieu carcéral. Maintenant, comment voyez-vous te problème de la pauvreté?
La pauvreté est quelque chose qui ne devrait pas exister. Celui qui gagne 200 millions par jour, et je dis bien par jour, voudrait gagner encore plus et rendre les pauvres encore plus pauvres. En Afrique, il y a des gens qui crèvent. J’ai vu la photo d’un petit garçon, maigre comme un fœtus, la tête grosse comme une roche, en train de mourir, pendant que certains continuent à investir dans l’économie, Non, non, non, nos dirigeants ne veulent pas supprimer la pauvreté, ils veulent envoyer des bombes un peu partout dans le monde pour gagner de l’argent et faire fonctionner l’économie. Je trouve cela effrayant
Pour ma part, je suis toujours surpris qu’en 2016, il reste encore des gens à faire la queue devant les soupes populaires pour quêter un peu de nourriture…
C’est parce qu’il n’y a pas de travail pour tout le monde. On a abusé du système, c’est une illusion. Quelqu’un m’a demandé un jour «où sont les bananes? ». Tu as trouvé les bananes, tu sais où elles sont, mais tu ne peux pas les toucher, tu ne peux pas les acheter parce que tu n’as pas d’argent. C’est pour ça qu’il y en a qui font la queue devant les soupes populaires. Moi, quand j’avais un restaurant, j’ai aidé des gens qui ont fait des dépressions ou qui ont fait de la prison. Aujourd’hui, ils m’appellent papa et ils me remercient encore parce que j’ai été le seul à leur avoir donné une chance, Il y en a un qui est devenu mon cuisinier, un autre est retourné à l’école.
En tant qu’acteur, quel serait le message social que vous auriez à transmettre aux gens?
Aider les gens, les gens qui sont mal pris, qui sont pauvres, les gens qui vivent sous les ponts. Je suis très attaché à l’itinérant. J’ai même dit une fois que j’aimerais jouer le rôle d’un itinérant. J’en ai souvent suivi un à Old Brewery pour voir ce qu’il pense, ce qu’il a à dire. Et j’aimerais faire un film où on voit celui qui est devenu itinérant par choix. J’ai même pensé à faire un scénario là-dessus, mais les gens pensent que je suis fou. Il faudrait une branche à l’université pour les itinérants. L’itinérant est une personne, une bête qui vit dans une jungle et qui doit trouver ses choses, son carton pour dormir, la boîte où il doit mettre ses trucs, son chariot, ses allumettes, Toutes les choses nécessaires pour sa survie. Et c’est pas facile. Un pauvre qui bat un autre pauvre, un itinérant qui bat un autre itinérant pour prendre son carton, ce n’est pas qu’il est méchant, c’est que la société est faite comme ça.
Pourquoi les gens disent-ils que vous êtes un « sympathique anarchiste»?
Les gens ont une mauvaise opinion sur l’anarchie. Oui, je suis un anarchiste, Mais c’est le chaos qui provoque les guerres, pas l’anarchie.
Qu’est-ce qui ne fonctionne pas dans le capitalisme?
Le système capitaliste est le pire, comme le système communiste, car ce sont des extrêmes. La classe moyenne devient pauvre et les pauvres encore plus pauvres. L’itinérant est une classe à part. Oh oui, mais l’itinérant est un rêve. Le rêve de l’Homme, le rêve de liberté.
Dans Mon ami Dino, quand le réalisateur vous a demandé de pleurer, pourquoi vous avez répondu « qu’il mange d’la morde»?
J’ai beaucoup de respect pour le cinéma italien mais je ne suis pas un acteur vénitien, tu ne peux pas me faire pleurer. J’ai fait du théâtre amateur, je n’ai pas fait l’école de théâtre pour pleurerautomatiquement. Cest très difficile. Alors quand Jimmy Larouche m’a demandé de pleurer, j’ai dit « qu’il mange d’la marde » !
Dans Mon ami Dino, vous dites « je n’ai pas peur de mourir, j’ai peur de perdre la vie », Que voulez-vous dire par là ?
Mourir, c’est rien. Tu meurs tous les soirs : tu vas te coucher, tu es mort. Je n’ai pas peur de mourir mais j’ai peur de perdre la vie, de ne plus voir la beauté de la nature. C’est la différence entre mourir et perdre la vie.
Quelles seraient les valeurs que vous voudriez transmettre à vos enfants et à vos petits-enfants?
Aucune valeur. Je leur dirais seulement d’être libres et de toujours respecter leur prochain, de ne pas faire de mal. Je respecte mes enfants, et je tes laisserais jouer. Ils n’iraient pas à l’école avant 13 ou 14 ans, et ils y resteraient jusqu’à 50 ans, l’âge de la retraite. À l’école, on emboite les enfants comme les militaires. Ils te disent comment tu dois suivre les règles, comment tu dois vivre, comment tu dois respecter la loi, même si elle est mauvaise, Le respect, il ne s’enseigne pas, il vient de dedans, naturellement.
Vous dites que dans la vie, vous portez un masque?
C’est le rôle le plus difficile, la vie. Parce que dans la vie, il y a des gens bien, mais il y en a avec qui tu ne peux pas vivre. Moi, le masque, ce n’est pas pour me cacher, mais pour montrer que j’ai plusieurs facettes. Ceux qui me dérangent, je leur montre un masque pour donner un côté plus humain de moi-même.
Avez-vous trouvé difficile de jouer dans Omertà, qui n’est pas une comédie?
Dans Omertà, je me suis trouvé nu comme un ver. Je me suis retrouvé avec Michel Dumont, Michel Côté, Luc Picard, des grands acteurs devant moi. Et moi, je n’étais rien, rien qu’un restaurateur qui aimait les arts. À un certain moment, j’ai compris que c’était une question d’émotion. J’ai compris ça quand j’ai fait du théâtre: la différence est qu’au théâtre, tu tournes à gauche, tu tournes à droite, puis ils te maquillent, tandis qu’au cinéma, tu dois sortir tes émotions, sinon tu sors du cadre.
Quel genre de personnage aimeriez-vous jouer le plus?
Le rôle que j’aimerais jouer en comédie, c’est celui de l’itinérant, parce que je trouve les itinérants très comiques. C’est comme un masque dans la comédie italienne. Tu ris alors que tu devrais pleurer. C’est l’histoire du gars qui glisse et qui tombe sur la glace : tout le monde rit parce qu’il s’est fait mal. Dans le fond, tu ris pour ne pas pleurer.
Que voudriez-vous dire aux personnes itinérantes qui vivent dans la pauvreté?
Je leur dirais que ce sont des gens bien. Ce sont des gens qui, soit par choix, soit par obligation, ont une vie, soit disant politicaly pas correcte. Parce qu’ils n’ont pas d’income-tax, pas de carte d’assurance maladie, pas de numéro, pas de ceci, pas de cela, Ce n’est pas parce qu’ils sont des imbéciles ou qu’ils sont fous, ce sont des gens qui n’ont pas eu la chance qu’on a eue. Si tu ne trouves pas de travail pendant un mois, deux mois, quatre mois, un an, voilà, tu te retrouves dans la rue sans savoir ce que tu vas devenir. C’est un cercle vicieux: tu ne peux plus t’acheter de choses, tu ne peux pas aller demander du travail avec un pantalon sale. Ce n’est pas que tu ne veux pas travailler, c’est que tu ne peux pas.
Comment expliquez-vous que la société les rejette?
Un itinérant est quelqu’un qui mène une vie misérable, oui, mais riche, Ce sont des gens qui ont une force de survie, qui ont l’instinct de combat. Ce qui les dérange c’est l’ordre, l’encadrement, mais il faut comprendre ces gens-là, savoir leur parler. Il faut être à la place de ces gens-là pour les comprendre. Il faut vivre une guerre pour savoir ce que c’est la guerre.