L’argent, l’amour et le temps perdu

Michel-Pierre Sarrazin, Ski-se-Dit, Val-David, juin 2016

Après quelques heures passées dans la salle d’attente de l’hôpital, je ne peux faire autrement que de remarquer que nous sommes, nous autres, humains, bien fragiles. Il suffit d’un peu de désordre dans notre splendide machine organique pour que notre réalité s’épivarde. Le miracle est que nous survivions collectivement depuis 2,8 millions d’années1 au milieu du chaos cosmique sans disparaître comme une colonie de fourmis emportée par la première vague. Le miracle est que nous soyons si peu intimidés par cet environnement qui ne nous livre ses secrets qu’au compte-gouttes, au prix de considérables efforts.

Le risque de notre époque, comme l’indique le récent prix Nobel d’économie Angus Stewart Deaton2, est d’oublier que les règles instituées par notre civilisation sont finalement notre seul rempart contre la barbarie et le retour à l’obscur danger de l’ignorance. Et Barack Obama d’ajouter, de son côté : « En politique comme dans la vie, l’ignorance n’est pas une vertu3. » Lorsque les États trichent avec les lois, c’est tout l’ordre public qui se fissure. Lorsque les chefs d’entreprises s’octroient des revenus gigantesques qu’ils s’empressent de faire disparaître dans quelques-uns des paradis fiscaux pourris, c’est toute l’économie mondiale qui s’affaiblit.

Mais pour en revenir au professeur Deaton, il s’est employé à démontrer de toutes les manières possibles que « le bien-être d’une personne s’améliore lorsque personne n’y perd ». Avec un autre prix Nobel, Daniel Kahneman4, il a aussi démontré qu’aux États- Unis, l’argent fait le bonheur jusqu’à un revenu annuel de 75 000 $. Au-delà de ce seuil, la qualité de vie cesse de s’améliorer; peut-être parce que les hausses de revenus astreignent la capacité (et la disponibilité?) de l’individu à faire ce qui compte le plus pour son bien-être, comme passer du temps avec ceux qui lui sont chers, éviter la douleur et la maladie, et profiter de ses loisirs : toutes choses qui sortent de son champ de priorités avec la croissance de sa fortune. On peut donc se demander après quoi courent tant les milliardaires.

Peut-être sommes-nous faits pour une vie plus simple. Et peut-être faut-il se rappeler que les quelques règles et lois qui structurent les États et les économies du monde sont là pour nous empêcher de retourner à toute vitesse à l’âge de pierre, et qu’elles ne sont pas un luxe dont nous devons nous passer. Tricher avec elles, surtout pour nos concitoyens les plus fortunés et les plus responsables, c’est faire courir à notre espèce un risque disproportionné, comme le pensent les économistes contemporains.

En effet, la vie est un chemin que nous parcourons à toute vitesse, et c’est avec le grand âge que nous découvrons cette simple vérité : le temps est précieux, bien plus précieux que l’or et le pouvoir. Et sur le cours du temps, ce qui le rend hors de prix, c’est d’apprendre à le partager avec ceux qu’on aime. Rappelez-vous la chanson : « Le temps dure longtemps / et la vie sûrement / plus d’un million d’années / et toujours en été5. »

1 Le genre Homo apparaît il y a environ 2,8 millions d’années (d’après un fossile apparenté à ce genre découvert en mars 2015). Plusieurs espèces se développent, dont Homo rudolfensis (vers -2,4 Ma) et Homo habilis (-2,5 Ma), qui ont coexisté en Afrique de l’Est.

2 Angus Deaton s’est vu attribuer, le lundi 12 octobre 2015, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques, en mémoire d’Alfred Nobel. Les travaux de cet économiste américano-britannique, né en Écosse, portent sur l’inégalité des revenus et la consommation.

3 Président Barack Obama devant les diplômés de l’Université Rutgers, New Jersey, mai 2016.

4 Daniel Kahneman est un psychologue et économiste américano-israélien, professeur à l’Université de Princeton, lauréat du Prix Nobel d’économie en 2002 pour ses travaux fondateurs sur la théorie des perspectives, base de la finance comportementale.

5 Nino Ferrer, 1975, Le Sud.