Prions pour Saint-Sauveur

Claude Cossette, La Quête, Québec, avril 2016

J’ai connu Saint-Sauveur dans mon enfance. Mes grandsparents habitaient rue Hermine, donc la paroisse Saint-Malo, alors nouvellement fondée. C’était un quartier populeux où les dimanches étaient animés et bruyants. Moi-même, je m’y retrouvais avec une quinzaine de tantes et oncles.

 

Des habitants fiers

 

Le quartier était peuplé de gens simples, principalement des manoeuvres et des ouvriers de manufactures, en plus de quelques cols blancs. Mon grand-père était maquignon : il achetait et revendait des chevaux, qui servaient à effectuer toutes sortes de travaux à l’époque. L’été, il jouait fièrement le guide touristique, juché sur sa calèche ; l’hiver, il déneigeait les trottoirs avec une gratte tirée par son meilleur percheron. Les habitants s’empilaient dans des logements étroits, mal isolés, mal chauffés. Le quartier était surnommé moqueusement le « faubourg des tuyaux » parce que d’innombrables cheminées en tubes de tôle fumaient au-dessus des toits. Aussi les feux de cheminée étaient-ils fréquents : un grand incendie a d’ailleurs rasé le quartier en 1866.

L’hygiène était rudimentaire. Bien des habitants devaient effectuer leurs ablutions à la main, à l’eau froide, et beaucoup de familles ne disposaient que de toilettes sèches dans leur cour. Néanmoins, les Saint-Sauverois étaient, et sont toujours, des citoyens fiers, courageux, solidaires. Ils comptent parmi les rares Québécois à avoir résisté physiquement aux recruteurs militaires qui, en 1918, voulaient les enrôler de force dans l’armée « anglaise ». Au plus forts des affrontements, quatre personnes ont été fauchées à la mitrailleuse par le détachement militaire appelé pour les neutraliser, et plusieurs autres ont été blessées.

C’est cet événement que commémore la touchante sculpture érigée à l’angle des rues Saint-Vallier et Bagot. Le quartier ne s’enorgueillit pas de ses héros, bien qu’il soit le berceau du premier roman québécois décrivant la vie urbaine des années 1940, intitulé Au pied de la Pente douce. Le buste de son auteur, Roger Lemelin, trône au centre de la place, « microplace» qui porte son nom située au coin des rues de l’Aqueduc et Châteauguay.

 

Un quartier à la mode

 

Il n’est pas sûr que Saint-Sauveur puisse conserver sa personnalité traditionnelle bien longtemps. Au cours des dernières décennies, des groupes d’immigrants et de jeunes couples de professionnels se sont établis dans ce quartier convoité en raison de sa proximité avec les quartiers centraux et des bas prix des habitations. On peut encore acquérir une maisonnette mansardée ou un duplex à toit plat pour un prix raisonnable. Cependant, près de 70 % des ménages habitants sont locataires. Pour le moment, Saint-Sauveur présente un visage dynamique, diversifié et un tantinet cosmopolite. Dans la rue, on croise des étudiants, des jeunes couples avec enfants, des vieilles dames qui claudiquent, des personnes au visage basané ou aux yeux bridés. Mais cela change rapidement, car le secteur présente de si nombreux avantages que la demande s’affirme. Si les logements sont encore offerts à prix raisonnable, le prix des propriétés grimpe.

Les vieux propriétaires sont tentés de céder leur bien pour une somme qui leur apparaît alléchante : promoteurs et autres affairistes peuvent alors acquérir un bâtiment modeste pour une bouchée de pain, le retaper et le remettre sur le marché pour trois fois le prix. Sous la pression des nouveaux arrivants — plus instruits, plus riches, ou plus revendicateurs —, la municipalité embellit le quartier, procède à la réfection des rues, règle la circulation, plante des arbres. Et augmente les taxes. Les petites gens seront- elles peu à peu refoulées vers les marges ? Les familles avec enfants seront-elles remplacées par des couples plus argentés qui s’acclimatent plus facilement à ces changements ? Seul l’avenir le dira.

 

Une richesse en perdition  ?

 

Le quartier est particulièrement vivant sur le plan de la vie sociopolitique. On y trouve une centaine d’organismes — dont le Comité de citoyens —, des coopératives, des institutions représentatives. Les champs d’action de ces associations recouvrent la vie politique, le logement, la famille, l’itinérance, les affaires, les loisirs… Bref, une foule d’aspects des vies civique et communautaire. Sous certains aspects, la renommée du quartier s’étend au Québec métropolitain. Des « bineries » comme La Fabrique du Smoked Meat ou Le Coin de la Patate sont bien connues, et des établissements tels que le Royaume de la Tarte ou la taverne Jos Dion sont célébrissimes dans la région. Mais présentement, ce sont plutôt les saveurs du monde (cuisines vietnamienne, créole, africaine, etc.) ou certaines tables plus raffinées comme Le Fin Gourmet ou le Pied Bleu qui ont la cote.

La population changeant, la riche vie sociale caractéristique du quartier se perpétuera-t-elle ? Les groupes communautaires, si actifs, auront-ils encore leur raison d’être ? La municipalité vient de condamner le fameux centre Durocher, qui a assuré des loisirs simples et bon marché à des milliers de Saint-Sauverois. Le faubourg Saint-Sauveur est en pleine mutation. Sans doute se transformera-t-il en quartier bon chic bon genre, convoité et cher. Ou conservera-t-il plutôt son ambiance bon enfant et son cachet ô combien chaleureux ? Roger Lemelin a écrit : « Cette pauvreté ne demandait rien. Du milieu de la Pente Douce, les maisons sales qu’on apercevait semblaient se moquer des belles choses. […] La Pente Douce, on la montait le dimanche pour se reposer, par désoeuvrement, pour voir d’en haut quelle image donnait le quartier. »

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