Marie-Michèle Genest, La Quête, Québec, avril 2016
Même si la végétation se fait parfois rare dans le quartier Saint-Sauveur, ce dernier regorge toutefois de résidents qui, tels de vieux arbres, plongent leurs racines dans le bitume craquelé de ses artères. Se disant enracinée dans ce quartier de la Basse-Ville, Suzanne Bisson habite toujours, avec son mari, la maison qui l’a vu naître, il y a 76 ans, dans la paroisse Notre-Dame-de-Grâce. Elle a bien voulu partager avec nous ses souvenirs d’une époque révolue.
« Voulez-vous mettre quelque chose dans vos pieds ? », me demande Suzanne Bisson, en me désignant une paire de pantoufles en « phentex » qu’a confectionnée à la main cette mordue de tricot. En effet, outre sa visite hebdomadaire au salon de coiffure et à l’épicerie, Suzanne Bisson s’arme de patience et de son crochet pour confectionner, plusieurs heures par jour, nappes et centres de table afin de déjouer l’ennui. Aussi, experte à monter les métiers à tisser, elle partage, depuis presque 10 ans, sa passion avec les femmes du Cercle de Fermières Notre-Dame-de-Pitié, qui occupe un local au centre communautaire Édouard-Lavergne, situé à deux enjambées de chez elle. Ce lieu, c’est un peu sa seconde maison, puisqu’elle y a développé des activités pour les femmes alors qu’elle était dans la jeune trentaine. « Je ne couchais pas là, car il n’y avait pas moyen ! », lance avec humour la première femme à avoir été membre du comité exécutif de la Corporation des loisirs de Notre-Dame-de-Grâce.
Ce dévouement pour les autres est un peu à l’image de sa vie. Déjà sous le joug d’une mère très stricte qui l’empêchait de sortir, elle a dû quitter abruptement le monde de l’enfance à 13 ans, à la mort de son père, pour endosser son nouveau rôle de chef de famille. Sa mère l’a retirée de son école pour filles gérée par les sœurs de Saint-François-d’Assise pour l’envoyer travailler, et ce, même si elle n’avait pas encore l’âge légal.
Suzanne Bisson se souvient de son premier emploi, chez Maranda Labrecque, un commerce situé sur la rue Renaud. Pour 0,50 sou de l’heure et durant 12 heures par jour, elle traitait des peaux pour en faire des manteaux de fourrure. Elle se rendait au travail très tôt le matin en courant, apeurée par la noirceur et les hommes qui prenaient place dans « les petits chars », les tramways qui circulaient sur la rue Hermine. Encore aujourd’hui, elle avoue ne pas trouver le quartier sécuritaire et elle évite d’y circuler le soir.
Une véritable vie de quartier
Suzanne Bisson évoque le nom des gens et des rues avec une mémoire sans faille, comme si leur existence était profondément ancrée dans la sienne. « C’était quasiment de la famille, on les aimait autant », se souvient-elle, une pointe de nostalgie dans la voix. Les habitants de la paroisse se rencontraient quotidiennement dans les nombreux commerces qui dynamisaient la vie du quartier, à une époque où le concept de service à la clientèle prenait un tout autre sens. Elle allait chercher sa viande à la boucherie Dinel et faisait ses courses chez les demoiselles Pichette, une épicerie tenue par trois soeurs. Même son père avait transformé une partie du salon familial en un petit magasin. Les adultes venaient s’accouder au comptoir pour discuter tandis que les enfants lorgnaient plutôt du côté des bonbons et des cornets de crème glacée à trois « cennes ».
À l’époque où la religion était influente, on s’identifiait davantage à une paroisse qu’à un quartier. La salle paroissiale faisait office de centre culturel et proposait des « vues » chaque dimanche après-midi. La démolition de l’église Notre-Dame-de- Grâce, en 1997, a complètement bouleversé Suzanne Bisson. « Moi je n’ai pas été capable de passer par là quand ils ont commencé à la démolir, ça me donnait trop mal au coeur », avoue-t-elle. Ces murs abritaient les souvenirs d’une vie entière ; c’est à cet endroit qu’elle avait vécu les étapes importantes de son existence, comme sa première communion et son mariage, en 1959. Heureusement, elle peut encore continuer à admirer les vitraux de son église, qui sont exposés au centre Édouard-Lavergne.
Plus que des fantômes
Désormais, ses voisins lui sont à peu près inconnus. « Les anciens », comme elle dit, ont presque tous déménagé dans une maison de retraite. Plusieurs sont décédés. Les lieux qui ont façonné le paysage de son existence ont aujourd’hui disparu, avalés par des commerces plus gros et onéreux, ou remplacés par des condos et des stationnements. « Asteur, je vais vous dire franchement, on n’a plus rien icitte dans le centre-ville », soupire-t-elle. Elle ne fréquente plus les églises, qui sont trop loin pour ses jambes. Même le Carnaval a déménagé ses pénates. Suzanne se remémore les monuments de glace de la rue Sainte-Thérèse, maintenant la rue Raoul-Jobin, et les « shooters » de caribou distribués dans le sous-sol de Chez Ti-Père. Pour elle, Saint-Sauveur est un quartier toujours pauvre qu’on a lentement délaissé. Elle-même a vécu une vie modeste, remplie de sacrifices. Sa plus grande fierté est de n’avoir jamais été endettée. « J’ai pas une grosse instruction, j’ai rien qu’une 6e année pas finie, mais je sais compter, j’étais forte en math ! », lâche-t-elle avant d’éclater d’un rire contagieux. Une étincelle propre aux enfants brille encore dans ses yeux lumineux et ce, malgré les difficiles épreuves qui ont pavé son chemin. « C’est ça ma vie, je ne la changerais avec personne ». C’est avec cette phrase en tête et un beau centre de table offert par Mme Bisson que je quitte sa demeure remplie de plein d’Histoire.