Le parcours d’un accidenté découvrant l’artisanat

Françoise de Montigny-Pelletier, L’Écho d’en Haut, Saint-Pamphile, février 2016

Je me souviens que dans les années soixante, certains de mes collègues d'étude et amis partaient vers l'Ontario pour y travailler, dans les champs de tabac entre autres, les salaires y étant plus attrayants.

À cette époque, Yvon Daigle, un jeune homme natif de Tourville, n'a pas échappé à cette vague. Il demeurait alors à Sainte-Perpétue avec sa conjointe et ses enfants et travaillait dans un moulin.  Après s'être assuré auprès de son employeur qu'une place l'attendrait toujours à son retour, il a tenté sa chance lui aussi…

 

Quand le vent de l'aventure tourne à la tempête

 

Le jeune père de famille a donc quitté sa région pour faire l'essai d'un autre milieu de travail en 1967. Sa jeune épouse Patricia restait à la maison avec leurs trois enfants, dont le dernier âgé d'un an seulement, et ses deux sœurs cadettes qui demeuraient avec le couple depuis  le décès de leurs deux parents. Yvon Daigle a donc trouvé un emploi dans le nord de la province, dans  le voisinage de Hearst, petite ville francophone où plusieurs familles de Saint-Pamphile et de Sainte-Perpétue s'étaient déjà installées. Il ignorait alors que son parcours allait se compliquer à cause d'un événement douloureux qui allait solliciter  toutes ses énergies, son réflexe de survie et sa détermination, mais aussi lui faire découvrir ses propres talents grâce à de nouveaux apprentissages. Engagé depuis peu comme bûcheron par un employeur de Hearst, il est un jour victime d'un accident qui allait briser les os de sa jambe gauche à deux endroits. Il est d'abord hospitalisé en août 1967 à Hearst où on lui installe un plâtre qui couvre sa jambe des orteils jusqu'à la hanche. Pas question de revenir au Québec pour y être traité car la commission des accidents de travail de l'Ontario n'aurait pas payé les soins nécessaires reçus dans une autre province. Il est donc  immobilisé dans cet hôpital pendant un mois. On lui avait dit qu'on lui enlèverait le plâtre au bout de ce temps…

 

Des allers et retours douloureux

 

Libéré temporairement pour pouvoir retourner dans sa famille, il revient donc à Sainte-Perpétue… mais, on ne peut lui enlever le plâtre au Québec toujours à cause de son statut de travailleur accidenté en Ontario. C'est ainsi qu'il sera obligé de conserver son plâtre pendant cinq longs mois. Quand on sait que des muscles immobilisés pendant deux semaines seulement fondent littéralement empêchant la mobilité des membres, imaginons ce qu'Yvon Daigle a dû subir! Surtout que rien ni personne ne lui laissait présager qu'il retrouverait un jour l'usage de sa jambe. Finalement, l'Ontario lui fait parvenir des billets pour retourner dans cette province afin qu'on lui enlève le plâtre à Hearst et qu'on y poursuive les soins médicaux. Il doit d'abord se rendre seul à Québec en autocar avec le service d'autobus de la ligne de Saint-Pamphile. Il ne peut se déplacer avec sa jambe plâtrée qu'avec des béquilles. Personne pour l'accueillir à la gare des autobus et l'accompagner vers la gare du Palais pour embarquer à bord du train. Il doit prendre un taxi et se débrouiller tout seul avec son bagage. Puis, c'est le long voyage par le chemin de fer. Après un séjour à l'hôpital de Hearst, il doit poursuivre son hospitalisation, cette fois en  réadaptation, à Toronto. Là-bas, c'est le choc, tout se fait en anglais. À certains moments, on lui donne un interprète, mais il s'avère que celui-ci ne transmet pas du tout ce que M. Daigle dit aux médecins et au personnel et ce qu'eux tentent de lui expliquer n'est pas bien traduit. La confusion règne, pas moyen de se faire entendre. On ne parle qu'en anglais et en italien autour de lui. Tout au long de ce parcours, M. Daigle n'a pas cessé de faire des démarches pour obtenir justice et de meilleurs services. Parallèlement, il ne peut se résoudre à perdre sa jambe. Il décide de se battre, de faire  des mouvements, d'essayer d'équilibrer sa démarche avec une jambe flexible seulement pour ne pas épuiser le côté de son corps plus sollicité et déplacer sa colonne vertébrale. Déterminé, tenace malgré les douleurs, les inconforts et les frustrations, il persiste. Après un long séjour dans la métropole ontarienne, c'est le retour à Sainte-Perpétue en train. Au total, il aura été 10 mois sans pouvoir travailler. Heureusement, une fois rétabli, il a pu reprendre son emploi au moulin Gagnon à Tourville avec une tâche allégée.

 

Des talents mis au jour

 

Pendant tout son séjour au centre de réadaptation de Toronto, des exercices et ateliers lui seront donnés pour passer le temps mais aussi pour faire travailler les muscles endormis. On adapte un métier à tisser avec un système de pesées pour qu'il puisse bouger sa jambe accidentée. Il connaît bien le métier puisqu'il tissait étant plus jeune dans sa famille. Puis, il découvre le travail du cuir, qui sera davantage un loisir que de la physiothérapie et  M. Daigle ne mettra pas de temps à y trouver de l'intérêt et du plaisir. La technique du cuir repoussé lui permettra de mettre en valeur sa dextérité, sa créativité et sa méticulosité. En effet, cette pratique artisanale exige ces trois qualités et notre convalescent en est certainement bien doté, à voir ses réalisations. Le premier ouvrage terminé est un portefeuille avec motif de chevaux nécessitant beaucoup d'attention dans le tracé et le repoussage. On y voit utilisées  la technique du relief et celle de l'enfoncement, le perçage et l'assemblage avec lacets. Ce n'est pas tout de passer un lacet pour joindre les morceaux de cuir, il faut en masquer les joints, là où les longueurs de lacets se rejoignent, pour donner l'impression d'une seule longueur continue.  M. Daigle a confectionné entre autres des sacs à main, dont un pour son épouse. Il y a fixé des rivets et des pièces de métal, ce qui exigeait d'autres techniques et d'autres aptitudes. Mme Patricia confie que lorsque son époux travaillait ses ouvrages, il était silencieux et très concentré. Résultat, des objets utiles et beaux à la fois très variés, une production de quelques années, consacrée surtout à des commandes pour son entourage au prix des matériaux et à de nombreux présents offerts à sa famille étendue.

 

Pour la suite du monde

 

Cette activité lui aura permis de s'occuper l'esprit et les mains en même temps, car elle nécessitait une bonne coordination et une grande attention portée aux détails; c'est une forme de thérapie qui valorise la personne, laquelle voit le résultat concret de ses efforts transformés en pièces artisanales. Cette activité abandonnée depuis, Yvon Daigle aimerait peut-être y revenir pour transmettre à ses petits-enfants et arrière-petits-enfants, dans une belle complicité avec  eux, les différentes techniques propres au travail artistique du cuir et qu'il maîtrise bien.  Mais pour ce faire, même s'il a précieusement conservé ses outils et accessoires , il lui serait nécessaire de se procurer la matière première, le cuir et les liquides utilisés aussi, sans doute à des prix plus élevés qu'il y  a une quarantaine d'années. Toute transmission de savoir des aînés aux plus jeunes est précieuse en plus de créer des moments de rencontre significatifs et mémorables.

M. Daigle marche encore quotidiennement dans le village pour garder sa forme et sa jambe alerte. Il a adopté une discipline de vie devenue une routine qui lui a certainement permis de sauver sa jambe et d'assurer en même temps son autonomie. Sans doute, il a été l'artisan principal et déterminant de sa guérison et de sa réadaptation tout en acquérant de nouvelles connaissances et en dévoilant de nouveaux talents.

 

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