Jean-Pierre Robichaud, Le Pont, Palmarolle, décembre 2015
C’était le 23 décembre 1952. J’avais 6 ans et demi. Mes trois petits frères et moi étions fébriles. Papa était parti pour les chantiers depuis septembre et, ce jour-là, nous guettions son retour pour le temps des Fêtes. Depuis le lever du jour, nous avions le nez collé à la fenêtre, grattant le givre dans la vitre et y essuyant de la manche la buée de nos souffles chauds. Pour nous, quand papa revenait des chantiers forestiers, c’était toujours un événement exceptionnel. En effet, il s’amenait toujours avec des boites pleines de victuailles et de surprises. Mais ce qui nous rendait si agités, c’était les friandises, les cacahuètes et les oranges que nous n’avions le privilège de déguster qu’à Noël. Rien qu’à en parler, nous en salivions. Maman avait beau tenter de nous détourner de nos rêves éveillés, de nos fabulations, rien n’y faisait. Maman aussi avait hâte. Elle avait accouché, deux mois plus tôt et en l’absence du père, d’une mignonne petite fille et elle était impatiente de présenter ce cadeau à son mari et de partager ce bonheur avec lui.
De plus, elle avait sorti ses recettes des Fêtes et planifiait déjà tous les délicieux mets qu’elle cuisinerait le lendemain. Vers midi, un cri retentit : « Papa! » Mon cadet venait d’apercevoir une tache sombre se détachant sur la neige au sommet de la côte du mille. On se bouscula un peu pour qui aurait le meilleur point de vue. Maman nous rejoignit et nous encercla de ses bras. Nos cœurs battaient la chamade. La tache grossit lentement et nous commençâmes à distinguer la forme du cheval tirant le traîneau. Une fine poudrerie soufflée au ras du sol lui sciait les pattes. Puis des formes humaines se dessinèrent dans le traîneau, se précisant de plus en plus. « Papa! Papa arrive! » scandions-nous en trépidant sur le fauteuil. L’équipage approchait de la maison et, les hommes étant encapuchonnés pour se protéger du vent froid, nous supputions à qui mieux mieux pour identifier notre père. Puis, le traîneau disparaissant de nos champs visuels, nous nous déplaçâmes vivement à la fenêtre donnant sur la route. Mais celle-ci était enduite d’un épais givre nous empêchant de voir au travers. Alors nous nous mîmes à courir dans tous les sens, au grand dam de maman nous incitant, en vain, au calme. L’escalier gelé craqua sous les pas des hommes qui y grimpaient. À ce bruit nous courûmes nous planter devant la porte. Maman nous signifia de nous en éloigner pour éviter de prendre froid quand la porte s’ouvrirait. Quand celle-ci crissa sur ses gonds, une nuée blanche avala goulûment le plancher jusqu’au pied de l’escalier, mordant au passage les jambes de maman. L’homme qui s’encadra dans l’ouverture n’était pas papa. C’était un voisin. Il salua maman et entra. Un autre encapuchonné apparut sur le seuil. Ce n’était pas papa non plus. Anxieux, nous étirâmes le cou, espérant voir apparaître papa les bras chargés. Mais la porte se referma dès le deuxième homme rentré. Je courus à la fenêtre. Papa devait sûrement s’approcher avec tous ses colis. Plus personne. C’est alors que j’entendis le voisin annoncer à maman que papa n’était pas là. Lui et plusieurs autres n’avaient pu sortir du chantier à cause d’une violente tempête de neige qui avait fermé les chemins. Ils allaient devoir passer les Fêtes là-bas.
Une tristesse sans nom envahit le visage de maman qui demeura bouche bée. Je me mis à pleurer silencieusement, figé là sur place. « Il est où papa? » demanda mon cadet, la voix chevrotante. Ses yeux se voilèrent à son tour. « Tantôt », lui signifia maman, étouffant difficilement un sanglot. Elle réussit à peine à remercier les deux hommes qui ressortirent rejoindre leur famille. Puis, n’en pouvant plus, elle courut à sa chambre et se jeta sur le lit, noyant dans l’oreiller le flot de larmes qu’elle ne pouvait plus contenir. Devant sa détresse, nous ne pûmes nous retenir. Nous nous accrochâmes à ses vêtements et pleurâmes bruyamment. Soudain, consciente de notre chagrin, de notre détresse, maman se ressaisit d’un coup. Elle s’assit au bord du lit, essuya ses larmes avec sa jupe et nous encercla de ses bras, tentant paisiblement de nous calmer. Elle chercha les bons mots pour nous faire comprendre que papa ne serait pas là pour les Fêtes, que nous n’aurions pas la dinde et le jambon ni les oranges, les jujubes et les cacahuètes. Pire, que nous n’aurions pas les cadeaux tant désirés. Elle tenta de nous consoler en nous assurant que nous allions quand même voir le sapin garni au matin de Noël et que le bon petit Jésus allait sûrement y laisser quelques présents. La petite dernière commença à pleurnicher dans sa couchette. Des larmes se remirent à couler sur les joues de maman. Son mari ne serait pas là pour le premier Noël de la petite qu’elle avait tellement hâte de lui offrir en cadeau.