Le silence

Jean-Pierre Robichaud, Le Pont, Palmarolle, décembre 2015

Le vendredi 6 novembre dernier, cinq heures du matin, une sensation bizarre m’éveille. Il y a quelque chose d’anormal. Dans la chambre, c’est le noir absolu, un noir qui coule du plafond et sur les murs, jusqu’au plancher. Je ne distingue même pas ma main devant mes yeux. Et puis ce silence, un silence troublant, pesant, angoissant. Jusqu’à ce que je me rende compte que c’est la panne d’électricité. Ça faisait des lunes que ça n’était pas arrivé. Depuis plusieurs années, c’est devenu rarissime. Nous ne savons plus ce qu’est d’être entouré de noir et de silence. Dans nos résidences, il ne fait jamais vraiment noir la nuit. Il y a les lumières de rues ou la sentinelle du voisin qui s’infiltre par nos fenêtres, quand ce n’est pas la petite lampe qu’on laisse allumée toute la nuit. Et il y a toujours ce bruit de fond qui origine de nos appareils électriques et qu’on n’entend même plus tellement il fait partie de notre vie quotidienne. Passé ce moment d’angoisse, je me tire du lit, la main tendue devant moi.

Mes doigts deviennent mes yeux. Au palier, je sens la main courante d’escalier dans ma main droite. Je laisse glisser ma main en comptant minutieusement chaque marche : un, deux, trois…jusqu’à treize. Me voilà au rez-de-chaussée, sentant la froide céramique sous mes pieds. La lampe frontale n’est plus loin, là derrière la porte qui mène au sous-sol. Je regrette soudain de ne pas la garder sur ma table de chevet. Ma conjointe me rejoint, pointant devant elle une petite lampe de poche. Elle sort les chandelles et les lampions, qu’on allume un à un. La lumière, quel réconfort! La lumière, c’est la sécurité, c’est un besoin primal dans notre vie. On s’attarde à admirer les objets qui nous sont familiers et les ombres qui dansent sur les murs. Serait-ce pour ne pas briser la magie du moment, nous n’osons pas parler.  Seul, rompant discrètement ce silence, le tic-tac de l’horloge empile inexorablement le temps. Puis surgissent les incontournables tracas qui accompagnent la panne de courant. On spécule sur l’étendue et la durée de cette panne. Ensuite je songe à la pompe d’égout, la pompe à eau, le frigo et le congélateur. Et aussi le chauffage.

En partant le feu de bois au sous-sol, je fais des plans. Heureusement j’ai une génératrice. Je constate qu’il pleut à verse et donc la priorité sera la pompe d’égout, sinon le sous-sol sera bientôt inondé. Après, j’alimenterai au besoin les autres appareils. Nous sortons le réchaud au butane. Un bon café bodum nous aidera à réfléchir à la suite des choses. Pas de télé, pas de radio, pas d’Internet, ça change tout de nos habitudes matinales. On boit le café en silence, écoutant justement ce silence, brisé seulement par le tic-tac qui nous rappelle que la vie bat toujours. Je replonge dans mon enfance, au temps du sans-électricité. Que faisions-nous? De quoi parlions-nous? Je me souviens de ce silence et de ce noir la nuit venue. C’était comme ça en ce temps.

Puis je me rappelle qu’on se levait en même temps que le jour, que papa bourrait le poêle à bois, que maman préparait le gruau. Papa sortait pisser au bas de la galerie et rentrait avec le bulletin météo pour la journée. Pas de télé, il va sans dire, pas même de radio, nous n’étions dépendants que d’une chose, survivre jusqu’au lendemain. C’était la journée qui était dépendante de nous, et de ce que nous allions en faire. J’en suis encore à ces réflexions quand, quatre heures plus tard, bip-bip : les appareils se mettent tous à jaser en même temps et nous annoncent que le courant est revenu. La pompe à eau, les frigos, le chauffage viennent briser le silence qui nous enveloppait. Quels sont nos premiers gestes? La télé, l’ordi. Vivement la routine et la compagnie rassurante que sont les images et le bruit. Des fois, je me prends à me demander comment ce serait si on était privé de courant pendant des jours, voire des semaines. Comment nous comporterions-nous? Perturbés par un tel événement, comment seraient nos rapports avec notre conjointe ou notre conjoint, avec les enfants? Sommes-nous prêts à affronter cela? De nos jours nous sommes complètement dépendants de l’électricité. Nous devrions parfois réfléchir un peu aux conséquences d’une telle pénurie, s’y préparer. Et qui sait, souhaiter écouter et s’imprégner de ce silence quand Hydro Québec se tait.

 

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