Johanne Fournier, GRAFFICI, Gaspésie, novembre 2015
D'année en année, les ressources de Radio-Canada (SRC) s'érodent en Gaspésie.
Le diffuseur public raconte de moins en moins les histoires des Gaspésiens. Et l'escalade de compressions budgétaires qui sévit depuis des décennies n'est rien pour améliorer la situation. Ce mois-ci, GRAFFICI vous offre un bilan de la situation qui illustre que Radio-Canada est, depuis belle lurette, en mode « désertion» en Gaspésie et aux Îles.
Une tempête permanente
La chef des services français de Radio-Canada pour la Gaspésie-Iles-de-Ia-Madeleine et le Bas-Saint-Laurent ne peut nier les compressions. En 32 ans de service, Josée Bouchard a été témoin de vagues de compressions survenant, en moyenne, aux deux ans. «On est dans une tempête permanente. Ce qu'on était avant n'a rien à voir avec ce que nous sommes devenus au niveau des effectifs. Quand je suis entrée, en 1983, je travaillais comme assistante à la réalisation du Téléjournal. Il y avait douze techniciens pour arriver à produire un téléjournal. Aujourd'hui, le travail est fait par deux personnes.»
La directrice des régions au Syndicat des communications de Radio-Canada est arrivée à la station de Matane il y a quinze ans. Joane Bérubé se souvient qu'il y a dix ans, Radio-Canada Gaspésie-lles-de-la-Madeleine la culture.» avait sa discothèque et son discothécaire à temps plein. La station diffusait une émission locale le samedi de 6h à midi avec un animateur, un réalisateur et un technicien. Un technicien effectuait du montage pour la radio et un autre s'occupait de la mise en ondes des émissions quotidiennes du matin et de l'après-midi. Il y avait un responsable de la maintenance des équipements, une réceptionniste à temps plein et une responsable des ressources humaines.
Dans la salle des nouvelles, il y a dix ans, on retrouvait un affectateur, un secrétaire de rédaction, trois journalistes pour la radio et une pour le Web, un journaliste pour la télé et un journaliste basé à Gaspé, en plus d'un caméraman à Matane et un autre à Gaspé. « À l'époque, il y avait des sous, se souvient Mme Bérubé, qui est également présidente de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ) pour la région de la Gaspésie, des Îles et de Matane. On créait encore des postes. »
De coupe en coupe
Selon Joane Bérubé, les véritables coupes ont commencé à la fin des années 2000. Le poste de musicothécaire est devenu à mi-temps et celui de journaliste aux Iles-de-la-Madeleine à deux jours par semaine. Le poste de technicien au montage et à l'enregistrement des reportages a été supprimé. «On a commencé à avoir plus de tâches », déplore Mme Bérubé.
Une autre vague de compressions a suivi. Elle a touché les émissions locales de la fin de semaine. On a d'abord supprimé l'émission du dimanche. On a ensuite amputé d'une heure l'émission du samedi, puis d'une autre heure. « On a alors perdu un technicien et demi, fait savoir la directrice des régions au syndicat. Mais on était toujours onze journalistes pour couvrir le territoire, incluant une journaliste à la culture.»
L’Émission du samedi qui était exclusivement gaspésienne, est devenue régionale. De deux emplois et demi qui étaient affectés, à cette émission, la station de Matane s’est graduellement retrouvée avec un poste et demi, pour finir avec un demi-poste. Depuis deux ans, il n'y a plus d'émissions de fin de semaine produites dans la région. Les Gaspésiens reçoivent le signal de l'émission produite de la Maison de Radio-Canada à Montréal.
On a perdu neuf heures d'antenne et trois postes à temps plein », se désole Joane Bérubé. Concernant l'émission matinale Bon pied bonne heure, aucun changement n'a été apporté. En revanche, cet automne, le poste de technicien a été supprimé pour l'émission du retour à la maison Au cœur du monde. Une seule personne assume à la fois la réalisation, la technique et la livraison en ondes du bulletin météorologique. Une journaliste temporaire, qu'on appelle «relève», est basée dans la Baie-des-Chaleurs et agit comme chroniqueuse-intervieweuse. Il s'est ajouté une recherchiste qui travaille pour les deux émissions quotidiennes.
L'été, l'émission de l'après-midi est devenue multirégionale. Aussi, depuis cet automne, le Téléjournal Est-du-Québec est passé d’une heure à une demi-heure. «Qu'est-ce que les gens de Gaspé en ont à foutre des nouvelles de La Pocatière? On perd de plus en plus de présence sur le territoire », s'indigne Mme Bérubé.
«On est en période de compressions à Radio-Canada, c'est vrai, mais il faut dire les vraies choses, nuance Josée Bouchard. «Pour la Gaspésie, cette fois-ci, on n'a pas payé cher la compression par rapport à d'autres régions, parce qu'on avait déjà donné avant. Présentement, pour Radio-Canada, la priorité est aux régions. La volonté est de se rapprocher des communautés et de maintenir des services en région.»
Le journaliste Michel-Félix Tremblay, délégué syndical, estime que le tiers des effectifs qui couvraient la Gaspésie a disparu depuis qu'il a été engagé, en 2007. La Gaspésie, les Iles et le Bas-Saint-Laurentse partagent la même chef des services français, soit Josée Bouchard. « La première coupure budgétaire, ça a été un poste de cadre pour protéger les ressources », précise cette dernière. Les postes de responsable des ressources humaines et de musicothécaire ont été abolis. L'adjointe administrative est à mi-temps. Une personne est affectée aux archives pour le territoire de la Gaspésie et des ÎIes, mais elle l'est aussi pour la Côte-Nord. Il reste un technicien à la maintenance.
Des absences remarquées
L’absence de Radio-Canada lors de certains évènements importants se remarque. Lors des dernières élections provinciales, Radio-Canada n'avait aucun journaliste à Gaspé. Plus récemment, en septembre, Radio-Canada a dépêché un cameraman seul sans journaliste, au point de presse concernant l'avenir du train touristique L'Amiral, à Gaspé.
«Quand un employé est malade, on peut parfois le remplacer et parfois, on ne peut pas, justifie Mme Bouchard. Parfois, on n’est pas présents, mais ça ne veut pas dire qu’on ne sortira pas la nouvelle. On la traite différemment», allègue la directrice.
Perte de «l’œil régional»
Selon Joane Berube, les nouveaux bulletins radiophoniques, qui intègrent les nouvelles internationales, nationales et régionales, représentent une autre perte pour la région. Les reportages ont disparu. On diffuse uniquement des extraits sonores «la dégradation de la couverture régionale est rendue pas mal loin», estime la syndicaliste.
Du côté patronal, Josée Bouchard estime que c'est une fausse Impression. «Si on fait le total du nombre de minutes, on a plus de temps régional, calcule-t-elle. On intègre de l'information ailleurs dans les émissions le temps global consacré à l'information est donc le même ou est augmenté », soutient la directrice régionale.
A la salle des nouvelles, l'affectation des journalistes est devenue multirégionale. Tous les sujets sont décidés a Rimouski. «On perd beaucoup de temps en appels téléphoniques, indique Mme Bérube. On perd en efficacité C'est l'enfer! C'est une organisation lourde. Ca ne fonctionne pas du tout. On est à la remorque de la presse (des autres medias). On ne fait pas de journalisme de proximité. L'œil régional se perd.»
IIs ne sont maintenant plus que six journalistes à couvrir le territoire de la Gaspésie. «Tout le monde fait de la radio, de la télé et du Web, précise Joane Bérubé. On a perdu trois postes de journalistes en l'espace de trois ans. Tout ce qu'on a perdu, c'est dans la cour des journalistes, la station compte trois journalistes vidéastes: un à Matane, un dans la Baie-des-Chaleurs et un à Gaspé. «C'est une tâche extrêmement difficile, décrit Joane Bérubé. Le direct devient impossible.» Un cameraman travaille à Matane et un autre à Gaspé.
Le difficile virage vers le Web
À une certaine époque, la source principale de revenus publicitaires de Radio-Canada était la télé, Comme les auditoires sont en déclin, les revenus le sont autant. Radio-Canada a dû s'interroger sur son avenir. Selon ses dirigeants, sa survie passe par le virage vers le numérique.
«Un espace pour tous »
Le virage vers le numérique découle d'une stratégie adoptée par le conseil d'administration de Radio-Canada et intitulée Un espace pour tous. Elle propose, notamment, un réajustement global de la société d'État sur cinq ans, d'ici 2020.« On nous a annoncé qu'on devait perdre jusqu'au quart de nos effectifs, tous médias confondus, soit la radio, la télé et le Web, qu'ils soient francophones ou anglopllones, explique la chef des services français de la SRC pour le Bas-Saint-Laurent et la Gaspésie-Îles-de-Ia-Madeleine, Josée Bouchard. Au travers de tout ça, il fallait réallouer les fonds vers le numérique. Il a été décidé que les compressions dans les régions du Québec allaient se faire au début du processus de cinq ans. C'est ce qu'on vient de vivre.
Autrefois, les priorités de production de Radio-Canada étaient par ordre d'importance: la télévision, la radio et le numérique. Maintenant, la boucle est inverse. La priorité est d'abord accordée au numérique, puis à la radio et en dernier, à la télévision.
L'un des premiers changements visibles de ce virage est le retour, depuis le 9 septembre dernier, d'une page Web distincte pour Radio-Canada Gaspésie-Îles-de-la-Madeieine, qui était autrefois fusionnée en une seule page regroupant les trois régions de l'Est-du-Québec. «On a une nouvelle page Web pour la région, mais on n'a rien pour la nourrir», dénonce toutefois la directrice des régions au Syndicat des communications de Radio-Canada, Joane Bérubé. Il n'y a pas de vraie couverture Web.
Un demi-Téléjournal
Un impact de ce changement de cap s'est fait ressentir sur le Téléjournal Est-du-Québec qu'on a tronqué de moitié. «On a fait bifurquer nos gens vers le Web, ce qui amène beaucoup de changements parce que le Web, c'est une bibitte qui n'arrête jamais, qui est en ondes 24 heures sur 24. 7 jours sur 7», explique Mme Bouchard. Ça veut donc dire des changements dans nos habitudes de travail, dans les horaires des employés, dans la technologie … Un journaliste qui est sur le terrain depuis des années et qui est habitué de raconter ses histoires à un micro, il les raconte maintenant à l'écrit, sur le Web. Ça amène un beau défi, mais en même temps, une insécurité, une instabilité», soutient Mme Bouchard qui reconnaît que ce virage a tout de même évité la suppression d'emplois.
La patronne dit par ailleurs comprendre ses employés, pour qui l'adaptation au changement augmente avec le rythme de travail. « On a des permanents qui ont plus de difficulté avec ça que d'autres. Mais les jeunes en mangent! Pour eux, la formation n'arrive pas assez vite. Les plus vieux craignent un petit peu parce que ça les déroute, Ils ont des habitudes, ce sont des journalistes d'expérience qui sont habitués de faire les choses différemment.»
«On a aussi une partie de nos employés qui vieillissent et certains sont moins en santé que d'autres, poursuit-elle. On a aussi dans la restructuration actuelle beaucoup de demande de libération syndicale.» Pour remplacer ces employés permanents, la direction recourt à des employés temporaires qu'elle appelle «les relèves». «Nos relèves se sont retrouvées dans la dernière année, à travailler énormément, mais c'était circonstanciel» fait savoir Mme Bouchard.
Le Web pour se cc rapprocher» des gens
La chef des services français de Radio-Canada Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine considère que le Web est le meilleur moyen, pour la société d'~.tat) de se rapprocher de ses auditoires. Le virage numérique apporte des changements dans la façon de travailler des journalistes. «Peut-être qu'à certaines conférences de presse, il n'y aura personne de notre équipe. explique Mme Bouchard. Mais ça ne veut pas dire qu'on ne la couvrira pas! Il pourra y avoir un appel [téléphonique] fait avant, il y aura quelqu'un qui prendra une photo pour nous, il y aura une préentrevue qui aura été faite et, au moment de la conférence de presse, nous, on sortira la nouvelle. »
Elle mentionne que bientôt, lorsque les journalistes se déplaceront, ils le feront autrement. « Ils vont partir avec un [ordinateur] portable sur le terrain, explique Josée Bouchard. Ils vont pouvoir assister à une conférence de presse et de là, envoyer leur texte directement sur la page Web. Pour les gens qui nous suivent, l'information va leur arriver sur leur tablette, sur leur téléphone intelligent, sur leur ordinateur ou sur leur télé intelligente. Les journalistes pourront aussi alimenter l'image du caméraman et permettre, éventuellement, d'avoir un topo télé au Téléjournal de 18 heures. On est dans cette transformation-là. »
Un virage payant?
Radio-Canada fait le pari qu'en produisant davantage sur le Web, l'achalandage augmentera. Par conséquent, plus il y aura de trafic sur le site Internet, plus les revenus augmenteront par la vente de publicité. «Le virage majeur vers le numérique, Radio-Canada ne peut pas le rater, laisse tomber Mme Bouchard. On a une obligation de réussite si on veut survivre. »
«Ça introduit la notion de «clics», dénonce Joane Bérubé. C'est du marketing! Est-ce qu'on offre une meilleure couverture pour nos gens? Non. C'est plutôt pour rapporter de l'argent à Radio-Canada avec des titres qui swing!»
«Radio-Canada est en train de faire la même chose que font les stations privées», constate Michel-Félix Tremblay. Il ajoute cependant: «Je ne connais aucun média qui fournit radio, télé et Web comme nous. On en perd des bouts!»
Des secteurs complètement désertés
«On sort de moins en moins, regrette Mme Bérubé. La conception du journaliste Web est de rester planté devant son ordi. C'est une conception complètement farfelue!»
Le délégué syndical Michel-Félix Tremblay salue le virage Web, mais déplore lui aussi la diminution de couverture journalistique. «On va moins loin parce qu'on fournit le Web, la radio et la télé, mentionne-t-il. Il faut comprendre qu'on a des bureaux à Matane, à Gaspé et à Carleton-sur-Mer. Entre ces bureaux, [des secteurs] comme l'Estran, l'est de la Haute-Gaspésie, Port-Daniel, Paspébiac, les Plateaux de Matapédia et Causapscal sont des endroits où on va rarement parce qu'ils sont éloignés et qu'on n'a pas le temps de faire la route. Pourtant, il y a là des sujets et les gens ne sont pas moins importants!»
Selon le journaliste, les citoyens de ces secteurs sont les grands perdants de ce nouveau virage. «C'est triste parce qu'on a l'équipe, mais les journalistes n'ont pas le temps de faire de la couverture parce qu'ils sont en train de faire du recopiage d'entrevues, s'indigne pour sa part, Joane Bérubé. On n'a presque plus personne pour faire du terrain, parce que tout le monde est débordé. C'est à cause d'une mauvaise compréhension des régions qui vient de la haute direction de Radio-Canada. Les endroits où on n'est pas, ce n'est pas parce qu'on n'a pas une bonne volonté, c'est parce qu'on n'a pas les ressources pour le faire. On est de moins en moins là et les gens ont raison de nous le reprocher. »
Même si elle admet que la Gaspésie est le territoire où la couverture est la plus étendue, Josée Bouchard se défend bien de dire que Radio-Canada n'est plus présente. On est encore sur le terrain et on va continuer d'y aller, affirme-t-elle. Mais il faut faire des choix.» La chef de la station régionale cherche à rassurer les Gaspésiens. Elle tient à préciser que les journalistes de Radio-Canada sont dévoués à la région. «Ils croient en leur région et ils veulent faire connaître les histoires des Gaspésiens », soutient-elle.
«Maintenant, comment on tire notre épingle du jeu? On essaie, avec les effectifs qu'on a de couvrir et de faire notre travaille mieux possible. On est dans les "essais-erreurs" et parfois, on se trompe», admet Mme Bouchard. Elle précise que pendant cette période de transition, ses employés sont formés, soutenus et encadrés. «On réajuste le tir quand les jeunes trouvent qu'on ne va pas assez vite, puis que les plus vieux nous disent qu'ils ne suivent plus, assure la dame. C'est incroyable, tout ce que la technologie permet. Mais en même temps, elle est exigeante. Il faut s'ajuster aux spécificités du numérique.»