La chasse en Gaspésie

24 M$/an dans notre économie

Geneviève Gélinas, GRAFFICI, Gaspésie, novembre 2015

La chasse, loisir sacré de bien des Gaspésiens, est aussi une machine à faire marcher l'économie. Chaque chasseur dépense environ 2000 $ annuellement, et les retombées de cette activité totalisent plus de 24 M$ par année.

 

« Comme à Noël» dans les commerces

 

La saison de la chasse, « c'est l'enfer» au Super Marché Grande-Vallée, résume sa copropriétaire, Marie-Lyne Fournier, qui vend entre deux et trois fois plus qu'à l'habitude pendant les quelques jours précédant l'ouverture de la période de la chasse.

Les ventes sont équivalentes à celles du temps des Fêtes, mais les employés de Mme Fournier sont encore plus occupés. « Ce sont des hommes qui font l'épicerie, ils ne sont pas habitués de chercher dans les tablettes, on les aide », dit-elle. La marchandise vendue est différente: «C'est plus des beans du ragoût de boulettes, du pain, des cretons, des affaires vite faites.»

L'ambiance de fiesta rend agréables ces folles journées. Les caissières du Super Marché Grande-Vallée se coiffent d'une casquette de chasse et glissent un flacon de gin dans leur poche de chemise, « pour rire, sans en boire », dit Mme Fournier. Les clients ne viennent pas seulement de Grande-Vallée, mais aussi des villages aux alentours et d'un peu partout au Québec.

En 2014, 24 620 chasseurs ont acheté Ieur permis de chasse à l'orignal pour la zone 1, qui correspond à la Gaspésie touristique, ceinturée par la route 132, de Sainte-Flavie à Sainte-Flavie. Les Gaspésiens comptent pour environ 60 % de ces chasseurs, les Québécois des autres régions pour près de 40 %, et un maigre 1 % des chasseurs viennent de l'extérieur de la province.

Depuis le début des années 2000, le cheptel est abondant, les prises sont bonnes et la rumeur s'est répandue dans la communauté des chasseurs, dont le nombre a presque doublé depuis 15 ans.

Le Dépanneur Aigle d'or de New Richmond, jumelé à un commerce de chasse et pêche, est bien placé pour profiter de cette manne, à J'intersection du chemin de Saint-Edgar, qui s'enfonce dans les zones de chasse de l'arrière-pays. Le jeudi et le vendredi avant la période de chasse à la carabine, le propriétaire, Benjamin Roy, enregistre environ 3000 transactions par jour. « Quand tu finis ta journée, tu ne te poses pas de question, tu vas te coucher!», lance-t-il.

«Ça veut dire beaucoup de gaz, beaucoup de bière, des carabines, des munitions, des accessoires, des ensembles de vêtements de chasse, des bottes, du propane, des blocs de sel », énumère M. Roy.

Selon M. Roy, dès le mois de mars, des chasseurs passent faire le plein et acheter du sel pour préparer leur territoire. Au début d'août, l'activité augmente encore d'un cran, et l'effervescence dure presque jusqu'en décembre, observe le commerçant.

À la veille de la semaine de chasse à l'arc, GRAFFlCI s'arrête chez Sport Plein Air, à Rivière-au-Renard. Un client paie une bouteille d'un « concentré de phéromones femelles» en vaporisateur des Urines Céleste. Les marques de produits pour la chasse se sont multipliées au cours des dernières années, remarque Marcel Scott, copropriétaire de la boutique. «Avant, tu avais seulement Buck Expert et la Ferme Monette, se rappelle-t-il. Et s'équiper pour la chasse à partir de zéro, ça pour la chasse se sont multipliées au cours des dernières coûte combien? «Ça peut jouer entre 2000 $ et 5000 $, pour années, remarque Marcel Scott, copropriétaire de la boutique, la carabine, les munitions, les vêtements, les produits pour les salines … », calcule M. Scott.

 

« Le prix d'un voyage en Europe»

 

Chaque automne, Gilbert Leblanc et ses 13 compagnons de chasse se retrouvent au Bistro, le nom de leur camp situé au cœur de la Gaspésie, dans le canton Richard. "C'est un bon coin, bien entouré, où il y a des zones de reproduction, pas loin de la réserve Dunière et du parc de la Gaspésie »), décrit M. Leblanc. Dans ce secteur giboyeux, la question n'est pas de savoir s'ils vont abattre un orignal ou pas. « Habituellement, on s'arrête quand on en a prélevé cinq», indique M. Leblanc.

Il y a 20 ans, le groupe traînait ses roulottes de voyage et aménageait «un campement de fortune», rapporte M. Leblanc. En 1997, ils obtiennent un bail de villégiature. L'année suivante, ils construisent Le Bistro. « On est plusieurs à avoir des terres à bois, on a scié et construit nous-mêmes. On a fait des corvées. Le chalet nous a coûté 40 000 $, mais ça coûterait plus de 100 000 $ si on le reconstruisait aujourd'hui.»

Il faut ensuite payer l'entretien du bâtiment, les taxes scolaires et celles de la MRC, le bail, les factures de propane, de diesel et d'épicerie. Le groupe s'est constitué en société et chaque membre débourse 2000 $ par année pour-assumer sa part. Des dépenses individuelles de 1000 $ à 1200 $ s'ajoutent pour chaque chasseur, estime M. Leblanc. «Une flèche avec une pointe de chasse, ça peut coûter près de 40$, et un chasseur part avec une douzaine de flèches, illustre-t-il. Ensuite, ça prend un télémètre, pour 250 $ à 300 $, des caméras de surveillance à 200 $ chacune. Préparer des salines, monter des trous de chasse, c'est aussi des coûts.»

Et la viande d'orignal? «ça compense en partie, mais c'est vraiment marginal, juge le chasseur. Les gens viennent pour le plaisir de chasser. C'est presque une religion. C'est dans nos mœurs, notre culture.» Côté coûts, chasser l'orignal, « c'est l'équivalent de se payer un voyage en Europe», résume M. Leblanc.

 

Un compte pour la chasse

 

L'équipe de Paul Minville chasse, quant à elle, au bord de la rivière Madeleine, non loin du chemin de La Craque, entre Murdochville et Grande-Vallée. Dans le groupe de huit, «six apparentés et deux amis», certains habitent la Gaspésie, mais d'autres viennent de Québec, de Montréal et du Lac-Saint- Jean. Chaque membre dispose d'un« compte chasse ». Il y dépose 7 $ par semaine [dans le compte du camp], pour 365 $ par an pour chaque chasseur. Ces fonds servent aux dépenses communes, auxquelles s'ajoutent des dépenses personnelles: le permis de chasse (72,57 $ pour la chasse à l'orignal), les balles, les armes, le sel, la bière, le vin … et le débitage si on abat. Le total? Au moins 700 $, estime M. Minville.

Le Consortium en foresterie Gaspésie-Les Îles a mené une étude sur la valeur économique de la chasse à l'orignal, parue en 2013. Les chercheurs ont analysé 275 questionnaires remplis par des chasseurs. Quand on leur demande de détailler leurs frais – en capital comme en dépenses courantes, du véhicule au chalet en passant par l'alcool et le coût du débitage -, les chasseurs arrivent à une moyenne d'un peu plus de 20 00$ par personne.

Anick Lepage estime elle aussi que les orignaux n'ont plus à craindre depuis quatre ans. Cette chasseuse de CapIan a abandonné la chasse à l'orignal parce que c'était trop cher. Pourtant, elle ne se payait rien de luxueux: un camp à structure de bois avec de la toile de plastique. Mais rouler plusieurs fois par année jusqu'à deux heures de route de chez elle faisait grimper les coûts.

Mme Lepage se concentre maintenant sur la chasse au chevreuil: «Je n'ai pas à mobiliser un camp, des camions, des quatre-roues, des trailers. Elle s'installe beaucoup plus près de chez elle, sur son lot, dans le 3e rang de CapIan. Elle et sa fille Myla y occupent deux miradors, d'où elles s'envoient photos et vidéos par téléphone intelligent.

 

Mme Lepage passe ainsi une semaine de vacances, à la fin novembre, dans son «tout petit condo» de quatre pieds par six pieds. «j'y rentre à 5 h 30 le matin et j'en sors à 5 h 30 le soir. J'y reste tant que je n'ai pas eu l'animal que je désirais.» Cette année, elle est bien décidée à attendre «un 14 pointes, avec un panache atypique. J’aspire à l'avoir, celui-là. » La chasse au chevreuil est moins chère que la chasse à l'orignal, mais elle lui coûte quand même 1000 $ par an pour «les pommes, la moulée, les balles, l'entretien de la carabine, les caméras)}, énumère Mme Lepage.

 

 

Et si on voulait en tirer encore plus de profits?

 

La chasse a beau générer 17,8 M$ de retombées par an en Gaspésie, elle est loin derrière la pêche au saumon, qui en crée près du double avec huit fois moins de jours d'activités. Y a-t-il moyen d'exploiter davantage la réputation de la Gaspésie comme paradis de l'orignal?

Dans la réserve faunique des Chic-Chocs, environ 850 chasseurs auront traqué l'orignal du 2 septembre au 24 octobre. Ce qui les attire? « On a un décor féérique, le succès de chasse était entre 80 % et 90 % l'an dernier et la superficie des secteurs est importante», dit le directeur Bermans Drouin.

Un groupe de quatre adultes paie 4500 $ pour chasser à l'arme à feu, pendant quatre jours, sur un territoire allant de 50 à 80 km et pour se loger dans un chalet. La chasse à l'orignal fournit 90 % des revenus de la réserve et occupe une douzaine d'employés. C'est sans compter les travailleurs des hôtels de Mont-Saint-Pierre et du Gîte du Mont-Albert, qui hébergent de 12 à 15 groupes par an en plan américain, un forfait de 8800 $, qui inclut chambres, repas, guide et véhicules.

La grande majorité des chasseurs de la réserve des Chic-Chocs sont des Québécois de Québec, de Montréal et de la Montérégie. Très peu viennent d'ailleurs. « Les Européens et les Américains, ce qu'ils veulent, c'est un orignal par chasseur, alors qu'ici, c'est un orignal pour deux chasseurs», explique M. Drouin. De toute façon, la réserve «a atteint ses limites», estime-t-il.

Si la pêche au saumon est l'activité faunique gaspésienne qui génère, de loin, le plus de retombées (33,9 M$/an) et qui crée  le plus d'emplois (465), c'est, entre autres, en raison de la plus forte proportion de pêcheurs provenant de l'extérieur du Québec (25 %, comparativement à 1 % des chasseurs d'orignaux).

Ces pêcheurs venus de loin dépensent davantage pour cette activité, notamment pour les billets d'avion, l'hébergement et l'équipement, selon une étude livrée à la CRÉGÎM en 2014, d'où sont tirés ces chiffres.

                           

Faudrait-il créer d'autres réserves où attirer des chasseurs de l'extérieur? Pas question, tranche Alain Poitras, président de la Fédération des chasseurs et des pêcheurs de la Gaspésie et des îles. «On trouve qu'il y a déjà assez de territoires structurés autour de nous, avec la Réserve faunique des Chic-Chocs, de Matane, de Port-Daniel, la Dunière. Quand on regarde ce qu'il reste comme territoire public, à 25 000 chasseurs, ça commence à faire pas mal de monde dans le bois », dit-il.

En 2006, un projet de pourvoi rie autochtone, mené par Gesgapegiag, dans le canton Baldwin, avait suscité une vive opposition, notamment chez les' chasseurs qui craignaient de voir réduire leur accès au territoire.

Faire cohabiter pacifiquement les chasseurs présents est déjà compliqué, même si la situation s'améliore, juge Alain Poitras. « L'an dernier, ça s'est assez bien passé. Depuis trois ans, on passe des flashs à l'automne [sur le respect du territoire public]. On fait – aussi de la sensibilisation dans les cours de maniement d'armes à feu.»

 

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