Itinérance à Montréal : Un nouveau décompte demandé

Naïma Hassert, L’Itinéraire, Montréal, le 1er septembre 2015

Le portrait des itinérants a été déformé pendant près de 20 ans. Montréalais, gouvernements, associations, tout le monde s'entendait: il y avait autour de  30 000 itinérants dans les rues de Montréal. Un premier dénombrement officiel cette année devait confirmer ce chiffre. Mais toute la métropole a été soufflée: les itinérants sont dix fois moins nombreux. Depuis, on a décidé de faire une enquête complémentaire de trois semaines pour mieux cerner ces quelques milliers d'itinérants.

Pour régler un problème, quel qu'il soit, il faut en connaître l'ampleur. Dans le cas de t'itinérance, un gouvernement ne peut pas faire un budget sans savoir combien il y a d'itinérants. C’est pour cela qu'aux États-Unis, toutes les grandes villes font un dénombrement des personnes itinérantes au moins aux deux ans. En Europe, plusieurs villes ont intégré la pratique, ainsi que la plupart des grandes villes au Canada. En mettant les chiffres a jour, on peut voir si la situation empire ou s'améliore au fil des années, comme a Vancouver, Edmonton et Toronto, où on a observé une baisse du nombre d'itinérants. De plus, grâce à un court questionnaire, on peut du même coup préciser le nombre de femmes, d'Autochtones de jeunes, d'immigrants, etc. On peut même estimer la gravité de la situation en comparant la proportion d'itinérants chroniques, qui sont dans la rue a longueur d'année, avec celle des itinérants épisodiques, qui ne restent dans la rue que quelques mois.

À Montréal, la dernière enquête sur le nombre d'itinérants datait de 1996. Le mandat confié alors a la docteure Louise Fournier, chercheure à l'Institut national de santé publique du Québec était limité: recenser le nombre de personnes ayant fréquenté les hébergements, soupes populaires et centres de jour en une année. Elles étaient 28 214, dont 12 666 étaient sans domicile fixe. Par une erreur de citation grossière, répétée par les médias, le chiffre 30 000 est resté.

Le hic, c'est que ce chiffre était totalement disproportionné. Dans les autres grandes villes canadiennes, on en avait compté seulement quelques milliers. Selon des dénombrements réalisés en 2009 et 2012, à Vancouver, il y en avait 1 602 ; à Toronto, 5 086; à Calgary, 3 190. Mais parce que le problème n'était pas prioritaire pour Montréal et que les règles sur le partage de l'information sont devenues beaucoup plus sévères avec les années, aucune précision ne fut apportée pendant près de 20 ans. Pendant ce temps, les intervenants voyaient passer de plus en plus d'itinérants, particulièrement des jeunes, des femmes et des Autochtones. Montréal semblait perdre le contrôle. Finalement, après bien des années, la Ville décide de se rattraper.

 

Enfin un dénombrement

 

En 2014, le maire Coderre, de concert avec le Mouvement pour mettre fin à l'itinérance (MMFIMl, qui regroupe des représentants d'organismes de l'itinérance, de refuges, d'intervenants, d'institutions, mais aussi des chercheurs et des gens du milieu des affaires, décide de suivre les exemples européens, américains et canadiens. Le Plan d'action montréalais en itinérance 2014-2017 prévoit deux dénombrements en 2015. La Ville donne le contrat au Centre de recherche de l'Institut universitaire en santé mentale Douglas, un des deux centres de recherche en santé mentale les plus importants au Canada. À la tête du projet. Eric Latimer, chercheur à l'Institut, et James McGregor, expert en logement social. Avec un comité scientifique, ils analysent plusieurs méthodes utilisées ailleurs ainsi qu'une méthodologie de mesure nationale élaborée récemment au Canada, puis décident de la marche à suivre.

Le 24 mars, une armée de 800 bénévoles et des travailleurs de rue sillonnent les rues, les stations de métro et les refuges de la ville. Ils comptent les gens qui vivent manifestement dans la rue et distribuent des questionnaires a tous les autres. Ils consultent également les centres de jour, les soupes populaires, les logements de transition, les hôpitaux, les prisons, les centres de crise et les centres de thérapie, pour obtenir le nombre le plus précis possible de gens qui n'ont pas de foyer.

Résultats: le soir du 24 mars, 3 016 personnes étaient «en situation d'itinérance visible», soit un peu plus que deux rames de métro pleines. Les questionnaires ont entre autres révélé que 76 % étaient des hommes, que 10 % étaient des Autochtones, que 43 % étaient dans l'arrondissement de Ville-Marie, mais aussi que, toutes proportions gardées, même si Montréal compte moins d'itinérants que plusieurs autres villes canadiennes, elle compte plus de personnes qui passent la nuit à l'extérieur que Toronto ou Calgary.

 

Un portrait remarquablement exhaustif

 

3 016 itinérants seulement? Pour le Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM), qui représente plus de 100 organismes communautaires en itinérance, ce dénombrement est un «portrait imparfait qui pourrait s'avérer dangereux», parce qu'il aura un impact sur le budget des organismes. Il souligne que ce dénombrement ne tient pas compte de l'itinérance «cachée », c'est-a-dire des gens qui dorment à plusieurs dans des appartements douteux, sur le sofa d'un ami ou d'un membre de la famille, ou encore des femmes, qui prennent plus de moyens que les hommes pour ne pas se retrouver dans la rue.

Le co-directeur du projet,  Eric Latimer, explique que le mandat du Centre n'était pas de compter l'itinérance cachée, et que d'ailleurs les chercheurs n'auraient pas su comment bien le faire. Toutefois, il se dit «absolument certain» que la recherche était beaucoup plus complète que tout ce qui a été fait dans les autres villes canadiennes.

 

Une enquête pour compléter le dénombrement

 

Le dénombrement vient de se terminer que déjà, il faut penser au deuxième que la Ville avait commandé. Mais refaire une recherche aussi exhaustive en été s'annonce très difficile. Même en mars, les rues de Montréal sont très occupées, et les bénévoles peinaient à distribuer des questionnaires à tout le monde. De plus, il reste à l'équipe de recherche moins que le tiers du budget du premier dénombrement, et beaucoup moins de temps pour recruter les bénévoles et organiser le tout. Le Centre de recherche et la Ville décident alors de faire une enquête complémentaire plutôt qu'un dénombrement.

Effectivement, les questionnaires distribués le 24 mars étaient très brefs. lis n'abordaient pas certaines questions, comme : les femmes itinérantes ont-elles des enfants? Qui s'en occupe? Combien de temps les itinérants épisodiques, c'est-à-dire ceux qui vivent alternativement dans des logements et dans la rue, passent-ils dehors? Les jeunes qui sortent des centres jeunesse deviennent-ils aussi souvent itinérants que le démontrent certaines études? On veut aussi mieux cerner les caractéristiques de l'itinérance en été.

L’enquête durera trois semaines. Du 24 août au 11 septembre, quatre équipes de deux intervieweurs distribueront un maximum de questionnaires dans les rues et les refuges de Montréal.

 

Un problème gérable

 

Depuis 20 ans, on pensait qu'il y avait 30 000 itinérants, et ce chiffre ne changeait jamais. Ça donnait l'impression aux décideurs et aux fondations privées qu'ils pouvaient bien pelleter autant d'argent qu'ils voulaient; il y aurait toujours 30 000 itinérants. Avoir un chiffre plus réaliste, c'est aussi donner l'espoir que ce n'est pas impossible de mettre fin à l'itinérance. Comme l'affirme Eric Latimer: «Si on se donne les moyens de mesurer les progrès qu'on fait, ça devient un problème gérable, sur lequel on peut avoir un impact assez rapidement, sans dépenser des sommes complètement irréalistes.» La Ville prévoit mettre régulièrement à jour le portrait de l'itinérance à Montréal. Le prochain dénombrement aura lieu dans deux ans.

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