Catherine Girouard, L’Itinéraire, Montréal, le 1er août 2015
Il y a les gens qui changent le monde à grand bruit, et il y a ceux qui changent le monde en catimini. Marie Beemans est de ces agents de changements de l’ombre. Amie dans la vie ou dans la lutte avec des grands comme Alice Parizeau, René Lévesque et Simone Chartrand, elle a joué un rôle clé dans plusieurs projets de société. Cette mère monoparentale de 11 enfants, militante, indignée, engagée, a aussi changé la vie de centaine de personnes en leur ouvrant la porte de sa maison. Et ce n’est pas encore fini. Rencontre avec une octogénaire anticonformiste.
J'avais entendu parler de Marie Beemans par les voisins. Elle habite tout près de chez moi, dans une belle et vieille maison blanche entourée d'arbres, en bordure de rivière. Elle a élevé ses 11 enfants seule, m'a dit un jour une voisine. Elle a accueilli des ex-détenus dans sa maison pendant des années, m'a dit un autre. Curieuse, j'ai fait une recherche Google pour découvrir une femme au parcours hors de l'ordinaire. Je me suis décidée â cogner â sa porte. J'ai rencontré une femme d'exception.
Marie Beemans m'invite à entrer. J'ai apporté des biscuits. Elle propose un thé marocain pour les accompagner. Pendant que l'eau bout, on s'installe sur sa grande terrasse arrière. Autour de la table, plusieurs chaises. Même si cette dame de 82 ans habite en théorie seule dans sa maison, celle-ci n'est jamais vide. Des voitures vont et viennent. Des gens entrent et sortent. Ça sent la vie à plein nez, chez Madame Beemans.
«Je voulais tellement cette maison; je me suis promis que ma porte ne serait jamais fermée si je réussissais à l'avoir», raconte-t-elle de sa voix posée, colorée par un léger accent anglophone, legs de son enfance dans le nord de l'Ontario. Et pour cette femme d'action, une chose dite est une chose faite. Ex-détenus, jeunes en difficultés, réfugiés, illégaux, nouveaux arrivants, objecteurs de conscience, filles de la Main … elle ne peut plus dire combien de personnes ont séjourné chez elle depuis 1967.
«Quand on demandait aux enfants combien ils étaient dans la famille, ils comptait toujours ceux qu’on héberger à ce moment-là avec nous», se souvient-elle en souriant. Ça faisait une grosse famille sous un même toit, donc, car Marie Beemans n’avait pas juste deux ou trois enfants, mais onze. Neuf à elle et deux qu’elle adopte, alors qu’un voisin inconnu lui confie ses enfants sans jamais revenir les chercher.
Et toute cette marmaille, elle l’élève seule. Son mari se promenait beaucoup? «C’est une façon polie de le dire! Répond la dame qui n’a pas peur des mots. Quand j’ai compris que j’avais marié un playboy, je me suis dit qu’il y avait des femmes qui avaient des maris, mais pas d’enfants, et moi je préférais avoir des enfants, mais pas de mari à la maison.»
« Quand il y a autant de monde dans une maison, ce n'est pas une personne de plus ou de moins qui fait une différence», ajoute-t-elle en versant le thé fumant dans de jolis verres garnis de feuilles de menthe.
Faire partie de la solution
Madame Beemans se souvient très bien de la première personne qu'elle a hébergée. «Il y avait la guerre au Vietnam. C'est facile de parler contre la guerre, mais si on ne fait pas partie de la solution, on fait partie du problème.
J'ai donc donné mon nom pour héberger un objecteur de conscience.» C'est finalement un Français fuyant la guerre en Algérie qui a trouvé refuge chez elle. Il y eut par la suite presque toujours quelqu'un de plus à sa table. «Pour moi, c'est immoral que des gens n'aient pas de place pour dormir alors qu'il y a des gens qui ont des lits vides dans leur maison », affirme-t-elle.
Les histoires s'enchaînent. De la misère humaine, qu'elle prenne racine dans nos rues ou qu’elle vienne d'ailleurs, Marie Beemans en a connu beaucoup. Il y eut ce garçon bossu, abandonné par ses parents dès son plus jeune âge et qui se retrouva seul au monde à 18 ans, alors qu'il n'était plus pris en charge par l'État. Il vivra avec eux pendant un an et demi. Il y eut des sans-abri comme Bryan, un enfant de Duplessis, qui va et qui vient dans sa maison blanche au besoin, depuis des années, Il y eut des amis de ses enfants, comme cette jeune fille qui avait fugué alors que son beau-père «s'essayait sur elle ». Il y eut des ex-détenus comme Marcel, qui perdit l'usage de ses jambes «dans un accident de travail», tombant du troisième étage alors qu'il essayait d'entrer par effraction dans un appartement. S'étant repris en main, il est revenu dire à Marie, il y a quelques années, tout le bien qu'elle lui avait fait. Madame Beemans se souvient de chaque personne qui est passée chez elle et est restée en contact avec plusieurs.
Travailleuse de rue par accident
Il commence à pleuvoir. On s'installe â la table à dîner, dans une grande pièce au plancher bleu et aux murs jaunes troués de fenêtres. On remarque plusieurs toiles signées Thibodeau. Une de ses filles est enseignante et artiste, dira-t-elle fièrement – elle parle d'ailleurs de tous ses enfants et petits-enfants avec beaucoup de fierté. Dans le coin de la pièce, des chaises pliantes sont cordées serrées. Toujours prêtes à accueillir des nouveaux venus pour le repas.
S'occuper de tout son troupeau à la maison aurait déjà été bien suffisant, mais pas pour Marie Beemans. Impliquée dans le milieu pénitencier depuis ses 17 ans elle plonge de plus en plus dans ce monde et celui du travail de rue après sa rencontre avec «son Amérindienne» Andrée Dupuis.
«Elle venait de sortir du pénitencier et elle était enceinte, raconte Madame Beemans. Elfe était une Amérindienne de Pointe-Bleue qui avait été abusée. Andrée avait tout fait. Elle était proxénète avec sa copine, alcoolique, droguée, avait fait un homicide. Tout le monde avait peur d'elle. Mais c'était aussi une femme qui avait un bon sens de l'humour et qui chantait comme Luis Mariano. Elle avait un talent fou, mais elle était tellement révoltée. »
Pendant un an, «son Amérindienne» l'appelle toutes les nuits. Par ses contacts et ses recherches, elle lui trouve un psychologue, un avocat, un appartement. «Je plongeais de plus en plus là-dedans comme personne ressource », dit-elle. D'autres «poqués» ont commencé à l'appeler et Marie répond toujours à l'appel
Elle retourne à l'Université pour mieux comprendre tout ça. Après avoir étudié le soir en éducation spécialisée pour enseigner à un de ses fils handicapés, elle étudie en sociologie, puis en sociologie de la criminalité. Dresser la liste exhaustive des organismes au sein desquels elle s'implique ensuite est une mission quasi impossible. Entre autres par le biais de Tel-Ressources, de l’Office des droits des détenus et de I’Association des services de réhabilitation sociale, elle s'implique énormément auprès des détenus. En 1986, elle milite avec le Conseil des églises dans la lutte contre le retour de la peine de mort. Elle devient une spécialiste de la question pénitentiaire et est souvent appelée à donner son avis sur la place publique.
Encore aujourd'hui, elle visite régulièrement les détenus dans le pénitencier de La Macaza. « If y en a qui sont là depuis 30 ans et qui n'ont jamais reçu de visite.» Quand on lui demande pourquoi elle n'aide pas plutôt les victimes, elle répond qu’elle les aide très souvent, justement. «Ce sont souvent des victimes qui se ramassent en dedans », répond-elle tout simplement.
La militante est très critique envers le milieu carcéral. « Le problème avec le système correctionnel, c'est qu'on punit quelqu'un qui a agi de façon irresponsable en fui enlevant toute responsabilité. On prend quelqu'un qui a abusé de pouvoirs et on le met dans un lieu de pouvoir total. On lui demande ensuite de voler de ses propres ailes. » Selon elle, les coupes draconiennes du gouvernement Harper dans les programmes de réhabilitation des détenus sont dramatiques et dangereuses pour la population.
Être sur le plancher des vaches
Marie Beemans se bat aussi à plusieurs reprises pour défendre des projets et des convictions. Elle s'implique dans la lutte indépendantiste et y côtoie René Lévesque. Elle s'élève contre les publicités destinées aux enfants à la télévision et réussit, avec un tout petit groupe de femmes, à faire adopter la première loi les interdisant au pays. Elle joue un rôle dé dans la création de la DPl, alors qu'elle dirige son prédécesseur, la Société québécoise de protection de l'enfance et de la jeunesse, à la demande de son amie Alice Parizeau qui l'a fondée. Elle, se bat bec et ongles avec Transport 2000 pour conserver son « cordon ombilical », le train de banlieue de Deux-Montagnes, lorsqu'on voulait l'éliminer.
« Quand on passait la pétition pour le train, les gens disaient que ça ne servait à rien, se souvient-elle. Eh bien! Le ministre a dit qu'il n'avait jamais vu des usagers se battre autant. Si on a encore notre train, ce n'est pas de la chance. C'est parce qu'on s'est battu pour l'avoir. »
Marie Beemans est convaincue que le changement passe par de petits gestes et une implication directe dans nos milieux. « Si tu ne fais rien, rien ne changera, si tu te bats, tu ne gagneras pas tout, mais tu gagneras un peu. »«Ne me parle pas d'être sur un CA. J’en ai trop fait, renchérit la femme d'action. Moi j'aime mieux être sur le plancher des vaches».
Et des luttes, sur le plancher des vaches, il en reste un tas à mener. Surtout avec les gouvernements qu'on a présentement, dit Marie Beemans en roulant les yeux. Lui parler de Stephen Harper, c'est lui donner envie de déménager. «Il est comme Poutine, dit-elle. Ça va prendre des années à réparer tout le dommage qu'il fait.» Au provincial, elle se dit consciente que le Québec vivait au-dessus de ses moyens, mais est d'avis qu'on ne coupe pas aux bons endroits. «Si l'État finance tout, on en devient dépendant et ça peut être dangereux, fait-elle valoir. Et comme le dit l'expression anglaise, celui qui paie le musicien choisit la toune … »
On ne sort pas la révolte de ta militante
À 82 ans, après toutes ces années de militantisme, la révolte qui grondait dans son ventre ne s'est pas encore tue. Elle se dit révoltée par le monde de consommation. Par tous ces guerres et abus qui en découlent. Par tout le mal qu'on fait à notre planète. Par toutes ces femmes et enfants qui peinent à survivre pendant qu'elle est en sécurité dans son lit douillet. Par les inégalités qui créent la haine.
L'octogénaire avoue que toute la misère humaine qu'elle a côtoyée et côtoie encore lui pèse parfois lourd. Comme le dit l'Ecclésiaste : « Qui augmente sa science augmente sa douleur. »
Êtes-vous heureuse? Hésitation. «Je ne cherche pas le bonheur, répond-elle finalement. Le bonheur, c'est comme le beau temps… on le prend comme ça vient.» Et parle alors de moments de bonheur qu'elle a vécus. Une journée extraordinaire passée à la campagne avec des hommes « poqués» à qui elle a réussi à redonner le goût de vivre.
Les mots doux d'une de ses petites filles bouddhistes. On réalise que le bonheur de Marie Beemans passe par celui des autres. «Mais suis-je capable d'être complètement heureuse en sachant qu'il y a des gens qui n'ont rien ? Non», avoue-t-elle enfin. «En tout cas, ma vie na jamais été plate!» dit enfin Madame Beemans en retrouvant son sourire attachant. Et tout ce qu'elle a donné lui revient d'une certaine façon. Elle peut aller rejoindre sa fille en Suisse ou saluer ses familles d'immigrants rendus à Saskatoon la tête tranquille, sa maison est toujours impeccable à son retour. Il y a toujours quelqu'un pour venir faire des petits travaux ici et là. Toujours quelqu'un pour venir la saluer. La solitude et l'isolement propre à plusieurs personnes âgées, Marie en est plus que préservée.
Vous avez contribué à changer bien des choses et bien des vies? «Ça, tu ne le sais jamais », rétorque-t-elle humblement s'empressant de parler plutôt de tous ceux qui luttaient à ses côtés. Marie se lève en s'appuyant sur la table. Son vieux dos la fait un peu souffrir. C’est l'humidité, dit-elle. Ou peut-être le poids du monde qu'elle porte sur ses épaules, toujours un peu plus lourd … Heureusement pour nous, elle est encore capable d'en prendre un peu. Et pour très longtemps, on l'espère.