Tous pour un

Colette Lachance, Le Beau Regard, Sainte-Lucie-de-Beauregard, juin 2015

En ce mois de mai où tous ceux qui aiment la vie plongent déjà les mains dans le sol pour amorcer la culture de quelques plants de fleurs aussi bien que celle d'un immense potager, il me revient en mémoire ce poème de l'auteur Sally Prud'homme que nous avions étudié à l'école du village.

Ce poème intitulé « Un songe » débute ainsi: Le laboureur m'a dit en songe: « Fais ton pain; je ne te nourris pas; gratte la terre et sème! » Le tisserand m'a dit: « Fais tes habits toi-même! »

Et il se termine par ces mots de sagesse :  «Je connus mon bonheur, et qu'au siècle où nous sommes, Nul ne peut se vanter de se passer des hommes.»

Depuis des siècles, l'humanité a vécu selon cet ordre établi. Pour parvenir à progresser, il est essentiel de partager les tâches selon les capacités et les talents de chacun pour assurer un succès commun. Nos ancêtres et leurs devanciers avaient compris ce principe et l'appliquaient avec rigueur. Ils se plaisaient même à répéter ce dicton : « Il n'y a pas de sot métier. »

Qui d'entre nous n'a pas un jour trouvé dans une vieille grange, dans le sous-salau au fond d'un coffre ancien un objet étrange, un instrument ou un outil dont nous ignorions l'usage. Depuis quand dormait-il là, qui fut le dernier à l'utiliser? Questions sans réponses précises.

Au fil des siècles, pour combler tous les besoins créés par l'évolution, une main d'œuvre spécialisée se dessine. Nourrir, vêtir et abriter un peuple exigent des dizaines, voire des centaines de métiers variés. Déjà chez l'homme primitif se distinguent le chasseur, le pêcheur et le cueilleur. Aussi, à la lecture des textes anciens on découvre des métiers et professions inusités: échanson, pannetier, pleureuses.

Il faut se rappeler qu'avant l'usage répandu de l'électricité et J'arrivée de l'ère industrielle tout était fait de main d'homme. Les plus grandes œuvres comme les plus petits travaux supposaient des gestes multiples répétés par un grand nombre de personnes ayant chacune des talents particuliers.

Regardons seulement le morceau de pain sur la table: Il a fallu un boulanger, et avant lui, un meunier pour moudre le blé en farine. Et pour le blé, un semeur au printemps et un coupeur de gerbes à l'automne; et l'année d'avant un laboureur pour tourner la terre. Il en était de même pour tous les besoins à combler.

Au siècle dernier, ici même dans notre petit patelin du sud des Appalaches, les colons et leurs successeurs ont partagé ce mode de vie séculaire. On s'attarde souvent plus à la vie et à l'œuvre des premiers défricheurs qui furent bûcherons, bâtisseurs et laboureurs, mais pour les seconder dans leurs pénibles tâches, des hommes et des femmes s'appliquaient à des ouvrages tout aussi nécessaires.

 

Différents arts, artisanats et métiers ont surgi de l'habilité des habitants. À la suite des boucherons viennent les scieurs, les charpentiers, les menuisiers. Si l'humble camp de bois rond satisfait aux premiers jours, on désire vite une demeure plus confortable et plus grande pour loger la famille. Ces ouvriers du bois y travailleront.

 

Le transport du bois emploie de nombreux chevaux harnachés et des voitures appropriés aux saisons. Sans fers ajustés aux sabots le cheval est moins efficace. Entrent alors en jeu le forgeron, le maréchal-ferrant, le charron. Dans leurs mains habiles, le fer prend les formes requises pour chausser le cheval, réparer les outils et cercler les roues des charrettes. Le cordonnier vient à la rescousse pour fabriquer ou réparer les attelages. Souvent, le même artisan pratique plus d'un métier. Le coeur de notre vinage a vu ces forges chauffer pendant plus de cinquante ans. Amédée Lacroix, puis Albert Laflamme ont rougi et martelé le fer sans se lasser au service des colons, des cultivateurs et des premiers camionneurs.

 

Il y a le barbier, le ramancheur, le rémouleur avec ses pierres à aiguiser, le sourcier muni de baguettes de coudriers, qui ont fait bonne figure parmi les notables, sans oublier le boucher et le tondeur de moutons dont les services sont requis quelques fois par année. Des dames mettent aussi des heures de leur temps au service des concitoyens. Des couturières aux doigts agiles confectionnent divers vêtements adaptés au goût et surtout au besoin d'une population éloignée des grands centres. Il faut bien le dire. Le plus souvent elles réparent, recoupent ou transforment de J'usagé pour en prolonger la vie utile. Flotte dans nos souvenirs l'image d'Amanda Lacroix, qui d'un unique patron savait tailler de nombreux modèles différents de robes, de blouses et de jupes pour satisfaire la coquetterie des dames.

Il y avait les Infatigables fileuses qui s'usaient les yeux et les doigts à étirer et tordre des ballots de laine sur leur rouet, recevant en salaire quelques sous ou plus souvent une simple balle de laine en échange de leur travail. Et tous les autres, artisans et patenteux qui par leur habilité rendaient plus facile et plus agréable la vie de tous les jours, ont fait partie de la main d'oeuvre qui a permis la création et le développement d'un patrimoine authentique.

La révolution de L'ère moderne a mis au rancart ce mode de vie de nos aïeux. Avec lui disparaissent aussi des connaissances, des méthodes de travail, ainsi que des instruments et des outils dont même le nom a glissé dans l'oubli. Rangés dans des musées, à côté des faucilles, rouets et barattes à beurre, ils sont de « vieilles choses ».

 

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