Qui a causé la fin de Target Canada ?

Kristina Jensen, L’Écho de Cantley, avril 2015

L’annonce du 15 janvier selon laquelle TARGET Canada fermait ses portes en a pris plus d’un par surprise. Pour d’autres, ce n’était qu’une question de temps avant que cela se produise. Les opposants étaient aussi nombreux que prompts à se faire entendre. L’incursion au Canada du géant américain du commerce au détail s’est avérée difficile. En fait, TARGET a connu des difficultés dès ses débuts au pays. La couverture médiatique de sa grande ouverture, en mars 2013, a été loin d’être grandiose. La plupart des reportages montraient des consommateurs canadiens déçus, sortant des nouveaux magasins les mains vides et se plaignant des prix élevés et du peu d’articles sur les tablettes. Ce lancement était probablement à des lieues de ce que les spécialistes du marketing de l’entreprise avaient envisagé.

Aussi peu que deux ans plus tard, le rêve qu’entretenait TARGET. ca de dominer le marché du détail a tourné au cauchemar pour ses 17 600 employés, qui ont perdu leur emploi lorsque l’entreprise a annoncé qu’elle réduirait progressivement ses activités et fermerait 133 magasins au pays. La disparition de TARGET lui est-elle entièrement imputable? La chaîne a-t-elle totalement sous-estimé le marché du détail canadien et son rôle dans ce marché? A-t-elle plutôt été la victime d’une série de facteurs hors de son contrôle? Voyons ce qu’il en est.

 

Mainmise ou main de fer ?

 

Target a acquis les baux de 220 magasins Zellers en 2011 pour la somme de 1,825 milliard de dollars. La chaîne n’a pas acquis l’entreprise qui battait de l’aile, comme de nombreux Canadiens le croient, mais seulement ses baux. En fait, Zellers avait été achetée bien avant, plus précisément en 1978, par la Compagnie de la Baie d’Hudson (HBC), qui a elle-même été rachetée en 2006 par Jerry Zucker, un homme d’affaires influent de la Caroline du Sud. À la mort de Zucker en 2008, HBC est passée aux mains de NRDC Equity Partners, qui possède deux grands magasins haut de gamme : Lord & Taylor et Saks Fifth Avenue. NRDC ne souhaitait tout simplement pas gérer Zellers, qui luttait pour sa survie depuis 2000 et affi chait des pertes de centainesde millions de dollars. En plus, Zellers était une chaîne populaire auprès de monsieur et madame Tout-le-monde, donc elle ne cadrait pas vraiment avec ses chics cousines américaines. Après tout, il s’agissait quand même de Saks, entreprise issue de la FIFTH AVENUE!

On était loin du mariage parfait. La décision de TARGET CANADA de convertir 125 anciens magasins Zellers en magasins Target s’est accompagnée d’une grande charge émotive qui provenait de la fermeture des Zellers. La chaîne TARGET est-elle devenue la grosse cible rouge des plus fidèles clients de la companie Zellers? Souvenez-vous, cette compagnie avait été fondée dans les années 1930 et avait suscité une grande fi délité au fi l des ans. TARGET CANADA n’a pas su briser ce mythe et cela semble lui avoir coûté cher.

 

Ce n'est pas Le Kansas, Dorothy !

 

Les consommateurs canadiens sont curieux. Pour une raison ou une autre, beaucoup de gens croyaient qu’en visitant le magasin TARGET de leur ville, ils trouveraient d’aussi bons prix que dans les magasins de l’autre côté de la frontière. Et nous savons à quel point les Canadiens adorent aller magasiner de l’autre côté de la frontière! Doug Porter, économiste en chef de la Banque de Montréal, a affirmé que les Canadiens dépensent environ 20 milliards de dollars par année de l’autre côté de la frontière. Ce sont 20 milliards de dollars de vente au détail et de taxes sur les ventes en moins dans l’économie canadienne.

Le 1er juin 2012, le gouvernement Harper a présenté de nouvelles limites d’achats qui augmentaient la valeur des marchandises pouvant être achetées aux États-Unis et pour lesquelles il n’était pas nécessaire de payer des droits de douane. Pour les visites aux États-Unis de moins de 24 heures, il n’y a encore aucun droit de douane (vous avez bien lu, aucun) et il n’y a pas d’exemptions personnelles pour les marchandises achetées. En 2012 uniquement, les Canadiens sont allés 55 millions de fois aux États-Unis et plus de la moitié de ces déplacements, soit 33 millions, ont eu lieu en un jour, ce qui signifi e que nos chasseurs d’aubaines auraient dû payer des droits de douane sur leurs achats. Mais ce n’est pas le cas.

Selon une note d’information interne obtenue auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) par La Presse canadienne en vertu de la Loi sur l’accès à l’information, « …le douanier peut renoncer à la collecte, si le volume des collectes risque de donner lieu à des temps d’attente non acceptables à la frontière, si des activités de répression sont en cours ou si la direction le juge nécessaire. » Luc Nadon, porte-parole de l’ASFC, a fait la déclaration suivante : « Aux douanes, le personnel évalue continuellement les risques liés à toutes les priorités relatives au mandat de l’ASFC, ce qui comprend la collecte de revenus, le service au public (temps d’attente), l’interdiction de passage des personnes et des marchandises non admissibles et la facilitation du commerce et des déplacements légitimes. »

Nul besoin de lire entre les lignes bien longtemps pour comprendre. Les agents à la frontière ferment parfois les yeux devant la faible menace que présentent les achats des avides consommateurs canadiens. Ils ont d’autres chats à fouetter. Les allers-retours le même jour dans les centres commerciaux des États-Unis se poursuivent donc sans relâche. Selon des données publiées par Statistique Canada en 2013, depuis 2006, le magasinage transfrontalier s’est accru de 76 p. 100. Les consommateurs avertis savent qu’en raison des changements apportés en 2012 aux limites d’achats en franchise de droits, ils peuvent maintenant rapporter quatre fois la valeur qu’ils pouvaient rapporter auparavant, soit 200 $ au lieu de 50 $, sans payer de droits, si le séjour est de plus de 24 heures. S’ils partent pour plus de 48 heures, ils peuvent rapporter 800 $ de marchandises exemptes de droits de douane, alors que ce montant était auparavant de 400 $ pour une semaine et de 750 $ pour plus d’une semaine. Quelle aubaine!

 

Les détaillants canadiens doivent chaque jour se disputer leur part du marché avec leurs voisins au sud de la frontière. Est-ce que cela a causé la perte de TARGET?

 

Mort à petit feu

 

Les clients qui quittaient les magasins TARGET au Canada étaient ravis de faire la moue devant les caméras de télé et de se plaindre que les prixici n’étaient pas les mêmes qu’aux États-Unis. C’est sûr que les prix ne sont pas les mêmes, Sherlock! Certaines raisons expliquent cela.

Par exemple, notre pays est réputé pour ses tarifs douaniers protectionnistes et la fl uctuation de son taux de change. Ce sont là les facteurs clés qui infl uent sur notre pouvoir d’achat, des faits qui échappent à monsieur et madame Toutle- monde, au grand désespoir du reste d’entre nous, citoyens éclairés. Le 1er janvier 2015, pour la première fois depuis 1974, les tarifs douaniers du Canada ont fait l’objet de coupures. La décision de reclassifi er 72 pays dans le système de tarifs du statut de Tarif de préférence général (TPG) au statut de nation la plus favorisée (NPF) a été prise de fait le 21 mars 2013, lorsque le ministre des Finances de l’époque, le regretté Jim Flaherty, a déposé le budget annuel du gouvernement Harper, présenté comme le Plan d’action économique 2013. Le gouvernement, impatient d’avoir un budget équilibré en route vers une année électorale, mise sur l’arrivée d’un affl ux d’argent grâce aux nouveaux tarifs, qui rapporteront, estime-t-on, 330 millions de dollars de plus par année dans les coffres du gouvernement fédéral.

Les coupures des tarifs étaient une tentative du gouvernement fédéral de refléter « l’évolution économique » des pays qui profi taient précédemment d’un taux tarifaire réduit pour stimuler les exportations et pour harmoniser davantage les prix de détail canadiens avec ceux des États-Unis. Les biens, qui entrent au Canada à partir de pays jadis sous-développés que l’on considère aujourd’hui comme des pays développés, n’obtiennent plus de tarifs préférentiels. En supprimant 72 pays qui étaient regroupés comme des pays « sousdéveloppés » de la liste originale qui en comptait 176, les recettes seront perçues en fonction de ces nouveaux tarifs. Dans la liste, nous retrouvons des pays qui faisaient partie de l’ancien accord BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), qui a été créé en 2001 par Jim O’Neill, économiste et ancien président de la tristement célèbre société d’investissement Goldman Sacks.

Ce n’est pas tout à fait une décision indéfendable. Je pense que nous pou-vons tous être d’accord pour dire que la Chine n’a pas vraiment besoin de notre aide à la frontière pour ses tsunamis interminables de « biens » qui déferlent chez nous grâce aux importations. Donc, pour un consommateur canadien, il en coûte maintenant plus cher pour les détaillants canadiens comme TARGET d’importer des produits de ces pays. Les sociétés absorbent rarement les pertes. Ce sont les consommateurs qui les essuient. Ce n’est une surprise pour personne que l’on s’attende à ce que ce nous financions l’augmentation, puisque les prix sont plus élevés pour une longue liste d’articles allant de cafetières et de lampes jusqu’aux balais et appareils électroniques. Mais cette mauvaise nouvelle venait aussi avec de rares bons côtés : les tarifs ont été supprimés sur les vêtements de bébé et l’équipement de sport.

Ajustement des prix selon le pays : quel concept! Les fabricants possèdent également des listes des prix qui varient selon le pays. Le concept semble bien logique lui aussi. Un pays comme les États- Unis et ses 318,86 millions d’habitants (2014) a beaucoup plus de pouvoir d’achat que le Canada avec ses 35,5 millions d’habitants (2014). Une simple connaissance des notions élémentaires d’économie nous dicte la conclusion logique, à savoir que les consommateurs américains achètent en plus grand nombre que les Canadiens. La liste des prix fi xés devrait donc refléter ce fait évident. Mais cette explication, aussi logique soit-elle, semble échapper en grande partie aux consommateurs canadiens qui se plaignent de devoir payer davantage pour un produit identique. Interrogée dans le cadre de l’émission Marketplace sur le réseau CBC, Diane Brisebois, présidente du Conseil canadien du commerce de détail a déclaré : « Les marques plurinationales ont deux listes de prix différentes … (une) pour les détaillants du Canada et (une) pour les détaillants des États-Unis.

Je peux également vous assurer que les listes de prix des détaillants au Canada [ont] des prix qui sont de 10 à 50 p. 100 plus élevés que ceux des États-Unis. » Le dollar canadien par rapport au billet vert américain L’augmentation du prix de l'essence et du pétrole est en partie responsable de la hausse fulgurante du dollar canadien, ce qui s’est en revanche traduit par un nombre record de consommateurs canadiens qui allaient faire leurs emplettes aux États-Unis. La vigueur du dollar canadien leur permettait d’en obtenir plus pour leur argent. Il y a eu un effet inverse, toutefois, pour les Américains qui ont préféré rester chez eux plutôt que de convertir leurs dollars américains–qui ne valaient pas grand-chose à l’époque– contre des dollars canadiens. Les Canadiens ont composé avec une situation identique pendant des années, mais ces Américains sont des gens fiers. Ils préfèrent rester à la maison. Pour le commerce au détail, cependant, cette attitude montre que la clientèle n’est pas des plus loyales. Il faut se rappeler que le consommateur canadien adore les aubaines. Maintenant que notre dollar a piqué du nez, il ressort que nous devons malheureusement utiliser notre dollar de faible valeur, comparativement à celle du dollar américain.

 

Fausse économie

 

TARGET n’a pas été assez longtemps parmi nous pour s’enraciner dans les endroits où la chaîne était présente. Nous sommes des gens capricieux. La plupart d’entre nous sont prêts à se déplacer d’un bout à l’autre de la ville pour économiser quelques dollars; peu importe si nous dépensons le double de l’économie en essence pour nous y rendre! Nous faisons fi de cette réalité. Se pourrait-il que l’échec de TARGET au Canada soit imputable à l’incapacité de la chaîne à comprendre cette mentalité? Peut-être!

Toutefois, je ne comprends pas l’incohérence des perceptions des Canadiens. Je n’ai jamais vu de consommateur canadien être interviewé alors qu’il quitte un magasin Wal-Mart ou Toys R Us se plaignant que les prix ne sont pas les mêmes que ceux des boutiques de l’autre côté de la frontière. Il en va de même dans les conversations entre collègues au bureau. Personne ne se plaint de ce fait, même s’il y a effectivement une différence de prix. À quoi bon? Cette mentalité de s’attendre à « obtenir plus en payant moins » qu’affichent les consommateurs canadiens doit effrayer même les plus expérimentés des commerçants. Je plains Nordstrom! La chaîne TARGET a-t-elle été victime de la mesquinerie des magnats des médias canadiens la punissant de ne pas avoir suffi samment fait appel à eux pour sa publicité? Le ton de certains reportages, truffés d’insinuations (l’attention excessive portée à une fuite de données de la société mère qui a porté atteinte à 70 millions de consommateurs aux États-Unis, par exemple) et de déclarations mesquines d’à peu près tout le monde. La tournure des événements ne cesse d’étonner.

 

Ne pleurez pas sur ma tombe…

 

En fin de compte, c’est plutôt le sort des employés de TARGET qui devrait nous inquiéter, puisque ce sont des membres de notre famille, des voisins. Nous parlons des répercussions que cet échec lamentable de la chaîne américaine aura sur les gens ordinaires et non sur les membres des classes

supérieures. Ils étaient tellement accueillants! Les magasins étaient propres. Je ne passais pas inaperçue chez TARGET, les employés me voyaient et ne me fuyaient pas. En fait, ils m’abordaient souvent pour offrir leur aide. Vraiment! Le service à la clientèle était excellent! J’aimais bien sûr magasiner à cet endroit. Pourquoi pas? Il y avait toujours des espaces de stationnement prèsde la porte; je n’avais jamais à chercher un panier, qui était facile à manoeuvrer, muni de roues qui fonctionnaient!

Par contre, le magasin était presque toujours vide. Les allées étaient larges et pas trop bondées. À mon avis, le choix des produits était bon; j’ai découvert avec plaisir plusieurs nouvelles marques qu’on a rapidement adoptées à la maison. Tout a changé au moment de l’annonce de la fermeture. Les vautours sont alors entrés dans le magasin à coups de coude, bousculant au passage les clients réguliers comme moi, en raison de la possibilité d’aubaines. Lors de ma dernière visite, j’ai remercié les employés de leur travail, je leur ai souhaité bonne chance et leur ai fait mes adieux. Je ne prends pas plaisir à pratiquer l’autopsie de la chaîne. Ce n’est pas pour les coeurs fragiles. Mais les employés ont gardé la tête haute malgré tout.

Entre-temps, il est encore question de TARGET dans certains reportages (en mal, bien entendu). Le présidentdirecteur général, Greg Steinhafel, a reçu une indemnité de départ de 61 millions de dollars américains après un mandat à la présidence qui a mené à une dépréciation de valeur de la chaîne de 5,4 millions de dollars. Les créanciers font déjà la fi le, mais encore là, la société mère a dû éliminer du bilan 6 millions de dollars sur ses impôts aux États-Unis et se distingue en étant le créancier principal de ses succursales canadiennes. Le bon travail de l’équipe de TARGET mérite d’être souligné! Qu’en est-il des 17 600 employés de TARGET, pleins d’espoir, avec lesquels nous avons interagi? Chacun recevra une indemnité de départ de quatre semaines, totalisant 56 millions de dollars américains en tout. Trouvez l’erreur!

En fin de compte, l’important n’est pas de trouver le coupable de la fi n de TARGET au Canada. Cette situation devrait plutôt servir de mise en garde aux commerçants canadiens.

 

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