Accorder orchestre et féminité

Luis Sarobe, La Quête, Québec, mars 2015

Bien qu’elles soient majoritaires dans les écoles de musique classique, les femmes sont sous-représentées dans les orchestres. Mais il y a de ces femmes remarquables qui font mentir les statistiques. Chantal Masson-Bourque, une musicienne extraordinaire qui a mené une double carrière de soliste et professeure à l’Université Laval (de laquelle elle est professeure émérite) a partagé avec La Quête ses réflexions sur son parcours professionnel.

Luis Sarobe : Après avoir étudié au Conservatoire national supérieur de Paris et avoir travaillé pendant quelques années en France, vous avez décidé d’immigrer à Québec. Pourquoi ?

Chantal Masson-Bourque : Ce fut une décision « prudente ». À l’époque, je faisais partie de l’Orchestre lyrique de la radio à Paris. L’Université Laval cherchait des musiciens pour développer le Département de musique, et je reçus une invitation pour venir enseigner durant l’été 1964. Dès le début, je fus séduite par l’accueil, le dynamisme et le potentiel de développement du monde musical de Québec. À la fin de mon séjour estival, on m’a demandé d’enseigner pendant toute l’année. J’ai donc demandé un congé sans solde et me suis installée à Québec et, à la fin de cette période, ma décision était prise : c’était à Québec que je voulais travailler.

L. S. : Pouvez-vous nous parler du milieu musical québécois de l’époque et de votre expérience en tant que femme musicienne ?

C. M-B : L’École de musique de l’Université était jeune, et tout restait à faire. Nous avions des moyens (nous n’étions pas en période d’austérité) et moi, qui venais de France, où les femmes avaient beaucoup de difficulté à trouver une place dans le monde de la musique, je suis parvenue en peu de temps à devenir alto solo de l’Orchestre de Radio-Canada et à jouer comme soliste. Le monde de l’enseignement m’intéressait aussi, et je découvris dans ce milieu mon plein potentiel, que j’ignorais moi-même. J’en suis reconnaissante au Québec pour la belle carrière que j’ai eue.

L. S. : Quelle a été l’évolution du statut des femmes dans le monde de la musique depuis votre arrivée ?

C. M-B : Nous trouvons de plus en plus de femmes dans les orchestres. La représentation féminine est aussi plus importante dans l’Harmonie du Royal 22e Régiment, et des instruments autrefois considérés comme « masculins », tels que les percussions et les cuivres, sont joués de plus en plus fréquemment par les femmes. Il existe également ce qu’on appelle la « discrimination positive » qui favorise l’embauche des femmes à égales compétences avec les hommes. Ce sont des mesures qui tendent à corriger la disparité d’emploi.

L. S. : Malgré les avancées faites par les femmes concernant leurs conditions de travail, pensez-vous qu’il reste encore des batailles à gagner?

C. M-B : Je dirais qu’il reste deux choses importantes à conquérir : un changement de la vision de la femme comme responsable naturelle d’un tas de choses (famille, enfants, organisation du foyer) et la conquête de sa liberté.

Il est important que les hommes s’impliquent davantage dans l’organisation de la famille et cessent de considérer la carrière de leur femme comme une menace. Parallèlement, les femmes doivent se sentir « libres » de contraintes sociales pour faire leurs propres choix. Moi, je me suis occupée de ma famille, mais je me suis toujours sentie libre de prendre des décisions dans ma vie professionnelle.

L. S. : Les conditions de travail ont évolué favorablement avec le temps. Était-ce difficile pour les femmes de votre génération de concilier la vie de famille et la vie professionnelle?

C. M-B : C’est sûr que les conditions n’étaient pas les mêmes que celles d’aujourd’hui. Nous « planifions » les naissances [rires] pour les vacances et, deux semaines après les naissances, nous étions à pied d’œuvre. Nous devions souvent faire face à des situations stressantes, par exemple, une gardienne qui arrive à la dernière minute le jour d’un concert, ou un enfant malade, etc. Il fallait être en très bonne santé, surtout psychologiquement pour gérer tous les aléas de la double vie de travail et de famille. C’est vrai pour tout le monde, mais plus pour les femmes. Heureusement, les congés « parentaux » rendent la vie plus facile aux couples actuels.

L. S. : Vous m’avez dit en préparant cette entrevue que, l’année dernière seulement, 17 des 550 concerts donnés par des orchestres en France furent dirigés par des femmes, et la situation est semblable partout dans le monde. Que pouvons- nous faire pour l’améliorer ?

C. M-B : Le principal obstacle est la réticence des musiciens d’orchestre à être dirigés par une femme. La chef d’orchestre Claire Gilbault a émis une réflexion que je trouve intéressante : elle dit qu’au début de sa carrière, elle essayait de s’imposer aux orchestres en adoptant une attitude « autoritaire », mais qu’elle a découvert que les musiciens répondent d’une manière plus positive s’ils se sentent appelés à « collaborer » plutôt que d’être dirigés. Cela prouve que les femmes peuvent exercer des postes de commande, tout en utilisant les qualités d’écoute, partage et collaboration qui leur sont propres.

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