Pierre Saint-Amour, L’Itinéraire, Montréal, le 15 janvier 2015
Francis Dupuis-Déri est né à Montréal en 1966. Il obtient un doctorat en science politique à l'Université de la Colombie-Britannique et devient chercheur au Massachusetts Institute of Technology, puis au Centre de recherche en éthique à l'Université de Montréal. Il enseigne à l'UQÀM. Depuis 1990, il a publié romans, nouvelles, poésie, d'innombrables articles, mais surtout des essais. Il est également membre fondateur du collectif d'humoristes les Zapartistes. Militant engagé, il a affiché publiquement ses convictions anarchistes, s'est opposé à la guerre en Afghanistan et tient un discours résolument antimilitariste.
Ma question est simple : avez-vous des loisirs ?
(Éclats de rire) Ma conjointe trouve que je n'en ai pas assez. Comme écrire est une de mes passions, j'écris dans mes temps libres. Ce n'est peut-être pas très original, ni très sain, mais écrire me donne l'impression d'avoir une prise sur la réalité sociale. Je dis souvent à la blague qu'écrire me permet d'économiser les frais d'un psychologue. Quand je lis des mauvaises nouvelles dans le journal, je réagis en écrivant. Il peut s'agir d'un livre, d'un article, ça dépend.
Avez-vous un livre en préparation ?
Actuellement, l'enseignement m'accapare beaucoup. Mais, au cours de l'hiver, je vais terminer un livre sur le féminisme.
Dans L'anarchie expliquée à mon père, vous écrivez qu'au XVIIIe siècle, le mot « démocratie » avait une connotation péjorative similaire à celle que le mot « anarchie » peut avoir aujourd'hui. Pourquoi ?
Au XVIIIe siècle, en France et aux États-Unis, quand les révolutionnaires de ces deux pays vont fonder les démocraties modernes, ils n'utilisaient pas le mot « démocratie » pour désigner leur projet de société, mais le mot « république ». Les révolutionnaires étaient contre la monarchie, qui était l'ennemi, et pour la république, qui était un système électoral. À cette époque, il y avait des courants plus radicaux, plus égalitaristes, plus proches des pauvres. On traitait les défenseurs de ces courants de « démocrates », ce qui était une insulte. Les monarchistes accusaient donc les républicains d'être des démocrates, tandis que les républicains répliquaient que les démocrates, c'était les égalitaristes proches des mouvements populaires. L'élite politique de cette époque, qui était proche de l'élite économique, craignait en fait le côté trop égalitariste des démocrates. Les égalitaristes attaquaient les riches, voulaient une redistribution plus juste de la richesse et une participation politique plus grande aux prises de décision. L'élite politique avait peur de ce mouvement populaire, et, pour elle, la démocratie, c'était quelque chose de mauvais. Cela ressemble beaucoup à ce que l'on entend aujourd'hui par le mot « anarchie ». Il va falloir attendre 60 ans pour que les élus intègrent le mot « démocratie » à leur discours. Ceux-ci avaient compris que c'était une bonne façon de gagner des votes. En fait, il s'agissait d'une bonne stratégie de marketing électoral. Le peuple aimait qu'on lui dise : « Nous sommes avec vous. Nous défendons vos intérêts. Nous sommes des démocrates. » Le système n'avait pas changé, c'était simplement un changement de nom pour désigner la même chose.
Comment définissez-vous l'anarchie ?
Le mot « anarchie » est aujourd'hui un terme passablement galvaudé. L'anarchie est une philosophie de vie, une philosophie politique qui soutient que les gens sont capables de s'organiser ensemble, sans chefs, ce qui est plus égalitaire et plus juste. Sans chefs, les gens seront plus libres, solidaires les uns des autres et appelés à prendre des décisions ensemble pour l'ensemble.
Pourquoi l'anarchie ? Qu'est-ce qui vous rebutait dans le marxisme, par exemple ?
C'est une très bonne question. Au XIXe et au XXe siècle, il y a souvent eu des alliances entre les anarchistes et les marxistes sur la critique du capitalisme. Mais là où les deux ne s'entendent pas – et c'est là que je considère que les marxistes ont tort – c'est sur la question des chefs et de la hiérarchie. Les marxistes, on le sait, sont organisés dans une structure hiérarchique. Ils ont des chefs, des grades. Anarchistes et marxistes partagent cependant la même critique du système capitaliste, du système électoral. Les anarchistes – dont je suis – rejettent l'idée de hiérarchie.
Comment êtes-vous devenu anarchiste ?
Difficile de répondre précisément à cette question. C'est par des rencontres culturelles, je crois. Par la musique, entre autres choses. Je viens d'une famille relativement aisée de la rive-sud de Montréal. Il n'y avait pas beaucoup d'anarchistes dans mon entourage, mais j'étais entouré de livres. À quinze ans, je lisais des livres sur l'anarchisme, sur le marxisme, sur le colonialisme. Mais ce sont les livres traitant de l'anarchisme qui m'ont le plus interpellé. En musique, le groupe punk Bérurier noir, dans les années 80, véhiculait des idées anarchistes. Je me retrouvais dans ces textes. D'autres aussi ont eu de l'influence, comme Léo Ferré, Georges Brassens, René Binamé.
En tant qu'intellectuel, n'avez-vous pas l'impression d'être coupé de la base militante, qui n'a pas reçu la même éducation que vous ?
Oui, des fois. Il y a aussi une question de temps. Militer, ça demande du temps. Difficile pour moi de concilier travail et militantisme. Avant d'être professeur, je militais davantage. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'un professeur d'université possède un statut privilégié. Cela peut créer des interférences avec les autres. Cependant, mon travail s'inspire énormément des mouvements sociaux, au sein desquels j'y retrouve de l'intelligence, une pensée analytique, qui n'est pas forcément formalisée dans un traité savant. J'ai beaucoup appris de mon militantisme. J'ai découvert l'anarchie dans les livres, mais surtout dans des organisations militantes, qui n'avaient pas de chefs. C'est là que j'ai compris que tout était possible. Ce sont mes camarades militants qui m'ont éduqué, finalement.
Croyez-vous qu'une société fondée sur les principes de l'anarchie soit un projet réalisable dans un monde dominé par le capitalisme sauvage et l'exploitation des individus ? En d'autres mots, l'anarchie est-elle une utopie ?
Depuis une quinzaine d'années, le mouvement anarchiste représente une force politique réelle dans la société, mais qui ne peut concurrencer le pouvoir de l'État, qui est beaucoup plus grand. Si on rêve d'un Québec anarchiste dans un avenir immédiat, on risque d'être déçu. Le rapport de force est trop inégal.