Rappeur et historien

Véronik Desrochers, La Quête, Québec, février 2015

En entrevue avec La Quête à la boutique Article 721 dans Limoilou en novembre dernier, le rappeur Aly Ndiaye, alias Webster, nous parle des réalités passées et actuelles des Noirs de Québec.

La Quête : Que signifie le mois de l’Histoire des Noirs pour toi ?

Webster : C’est le moyen de commémorer et de célébrer la présence et l’apport de la culture noire à l’Amérique du Nord, au reste du monde, à l’Occident. Idéalement, pour moi, il n’y aurait pas de Mois des Noirs, l’histoire des Noirs serait connue comme étant l’histoire tout simplement. C’est une histoire qui est tellement ignorée, si on en parle aux gens, les trois quarts ne savent pas qu’il y a des Noirs ici depuis le début de la colonie. De là, l’importance d’avoir un Mois de l’Histoire des Noirs.

 

LQ : La Quête fait un numéro sur les Noirs pour souligner le Mois de l’Histoire des Noirs, comment perçois-tu cela ?

W : Je trouve que c’est une très bonne idée, parce que justement, c’est une dynamique dont on ne parle pas vraiment. C’est un moyen pour les gens d’entrer en contact avec une partie de la population et une partie de leur culture. Souvent, on dit que c’est une minorité visible invisible. C’est une minorité visible, mais qu’on ne voit pas nécessairement à l’écran, dans les fonctions officielles, en politique, à la télé, etc., on en voit, mais je ne pense pas que ce soit représentatif du pourcentage de la population.

 

LQ : J’aimerais t’entendre sur l’histoire des Noirs à Québec. Parle-moi de personnages célèbres.

W : Un homme important, c’est Mathieu da Costa qui est le premier Africain à venir officiellement au Canada. C’était l’interprète de Samuel de Champlain. Ce n’était pas un esclave, il faisait le truchement : la traduction entre les Européens et les Amérindiens. C’est quelqu’un qui connaissait les langues amérindiennes probablement qu’il était venu ici avec les pêcheurs basques avant.

Le premier Africain à vivre et à mourir à Québec va arriver en 1629, seulement vingt ans après les débuts de la colonie. Il s’appelait Olivier Lejeune. C’était l’esclave de Guillaume Couillard. Il est arrivé avec les frères Kirke lors de la prise de Québec en 1629. Un des frères Kirke l’a vendu à Lebaillif qui était un traître, un Français qui travaillait au compte des Anglais.

Quand les Français ont repris Québec en 1632, Lebaillif est reparti, mais a donné Olivier Lejeune à Guillaume Couillard. Guillaume Couillard va l’avoir chez lui en tant que domestique et va le faire éduquer chez les Jésuites. Lejeune est l’un des deux premiers étudiants dans toute l’histoire scolaire du Canada. Dans les Relations des Jésuites de 1633, le père Paul Lejeune, qui va leur enseigner, écrit : « Je suis devenu régent en Canada et j’avoys d’un côté un petit sauvage et de l’autre un petit nègre à qui j’apprenoys les lettres. J’aimerais échanger ces deux jeunes étudiants pour tout auditoire de France ».

Alexander Grant : j’ai fait une chanson à propos de lui. C’est un activiste du 19e siècle, dans les années 1830, à Montréal. C’est le premier à avoir donné un sentiment communautaire à la communauté noire à Montréal. C’est un personnage qu’on a oublié, mais qui a réussi à rassembler des gens autour de lui et à donner un sentiment d’unité et de fierté.

 

LQ : Que doit-on se souvenir de cette Histoire ?

W : Ce dont il faut se souvenir, c’est qu’on a une histoire multiculturelle. Déjà, elle était multiculturelle à travers les Européens et les Amérindiens, mais on doit aussi se souvenir des Noirs qui ont participé à l’édification de cette nation.

 

LQ : Tu es très souvent appelé à parler de l'histoire des Noirs. As-tu parfois l'impression d'être « seul de ta gang » ?

W : Oui et non. De ma génération, à Québec, oui. Mais je ne suis pas le seul. Il y a Philippe Fehmiu, à Montréal qui a beaucoup travaillé là-dessus. Son père, Paul Brown, est un grand historien, qui a fait une histoire des Noirs aussi. Il y a plusieurs intellectuels qui en ont parlé, qui ont écrit des livres. J’essaie de vulgariser, de démocratiser cette connaissance pour que ça devienne une connaissance de base. Pour que tout le monde puisse savoir qu’il y a eu de l’esclavage ici. Pour que les jeunes puissent grandir en ayant accès à cette connaissance-là. Pour moi, ça permet de raffermir l’identité québécoise et de rendre plus inclusive l’histoire. Étant né à Québec, c’est quelque chose que j’aurais aimé savoir en vieillissant. Jeune, ça aurait contribué à mon façonnement identitaire.

 

Du racisme à Québec ?

 

LQ : Les Noirs sont-ils encore victimes de profilage social à Québec ?

W : Oui… (Hésitation) Comment dire ? Je pense qu’il y a certaines instances qui associent Noirs, criminalité, gangs de rue et hip-hop. Nommément, la police de Québec. J’ai l’impression que c’est moins pire que c’était, mais c’est de mon point de vue, parce que je ne le vis plus, on ne me colle plus. Je sais qu’il y a beaucoup de jeunes qui subissent ce type de profilage, mais je ne peux pas généraliser.

Il y a un certain problème face au hiphop, face aux Noirs, mais ce n’est pas tous les policiers qui agissent comme ça. Il y a beaucoup de policiers qui agissent de manière professionnelle aussi. Je suis toujours taxé de pointer du doigt la police, et ce qui passe dans les médias, c’est toujours l’aspect où je suis fâché, mais je dis toujours qu’il faut nuancer, mais c’est jamais le segment qu’on met dans les médias.

 

LQ : Dans la même veine, Québec est-elle une ville raciste selon toi ?

W : On ne peut pas dire que la ville est raciste, mais définitivement, oui, il y a du racisme, comme partout ailleurs. Qu’on aille au Sénégal, il y en a du racisme, en Afrique, en Haïti, en Chine, au Moyen-Orient. Le racisme existe partout. Ça vient surtout de l’intolérance et de l’ignorance, donc oui, il y en a ici, mais il ne faut pas laisser cet aspect éclipser le fait qu’il y a des efforts qui sont faits. On ne peut pas définir une ville de par sa minorité, mais c’est une ville qui est encore homogène, ça c’est sûr.

 

La vraie nature du rap

 

LQ : Sur ton dernier album, À l’ombre des feuilles, tu as délaissé la politique pour la philosophie… s'agit-il d'un ras-le-bol, d'un changement de paradigme, d'une « évolution spirituelle ? »

W : J’ai rappé beaucoup à propos de politique. Ça fait 20 ans que je fais ça, et là-dessus, j’ai rappé 17-18 ans sur la politique. Ça a été mon sujet de prédilection pendant longtemps, mais j’ai juste décidé d’aller vers autre chose, parce que j’étais tanné d’être compartimenté comme rappeur engagé. Je suis une personne qui s’engage beaucoup dans la vie de tous les jours. Je ne sentais plus le besoin de rapper à propos de mon engagement. Si c’est le rap [engagé] qui t’intéresse venant de moi, il y a mes autres albums. Mais mon dernier album, j’en suis fier, c’est un album à écouter et à réfléchir.

 

LQ : Retour en arrière : tu es passé de l’anglais au français dans tes textes, pourquoi ?

W : Quand j’ai commencé à rapper en 1995, le rap se vivait en anglais, tout simplement.

Il n’était pas question de faire ça en français, ça n’existait pas pour nous, ça se faisait en anglais. Puis, le rap en français est arrivé graduellement et je me suis rendu compte que si je voulais progresser, il était important que je rappe dans ma langue maternelle. Si un écrivain veut aller plus loin, il doit maîtriser les subtilités de la langue, les petits détours qui font que l’écriture devient plus fine, plus subtile.

C’était important de faire ce changement tôt, pour devenir bon tôt. (Rires) Ça m’a pris 10 ans pour être à l’aise en français! Ce n’était pas par choix politique de la survie du français, c’était vraiment par choix artistique.

 

LQ : Ça a mené à des ateliers d’écriture pour les jeunes du secondaire. Parle-moi de ce projet ? Comment ça se passe ?

W : Ça se passe très bien. Je suis très content. Ça a commencé en 2009, sur une commande du Musée national des Beaux-Arts. Théoriser quelque chose que je faisais à l’instinct depuis longtemps m’a vraiment fasciné. J’ai vraiment adoré ça. De fil en aiguille, j’ai commencé à en donner à plusieurs endroits. Ça m’a permis de toucher un spectre extrêmement large, autant les ghettos américains que les écoles privées de Philadelphie à 30 000 $ par année. Ça m’a permis de toucher des universités prestigieuses et des prisons pour jeunes. Ça m’a permis de rencontre des jeunes du primaire et des enseignants en formation.

Ça me permet de démontrer la valeur littéraire du rap et du hip-hop, parce que souvent, on a une image un peu négative de cette culture. Mais pour moi, c’est un mouvement littéraire à part entière. Il y a peu de styles musicaux qui sont aussi denses au niveau de l’écriture, qui amènent autant d’images littéraires en si peu de temps.

Il y a aussi un aspect thérapeutique et éducatif au rap. Des jeunes à problèmes vont sortir des choses à travers l’écriture qu’ils ne sont pas capables de dire. Et puis, c’est une chose qui fascine les jeunes. Je leur apprends les bases du français littéraire. Je leur donne le matériel des cours de poésie, mais à travers le rap. Pour eux, tout d’un coup, ça devient intéressant.

 

LQ : Qu’est-ce qui t’attend dans les prochains mois ?

W : Des voyages se préparent pour cette année. Beaucoup d’ateliers d’écriture jusqu’à la fin de l’année scolaire. Je repense tranquillement à faire un autre album. J’étais sûr qu’À l’ombre des feuilles était mon dernier. Faire un album demande beaucoup d’énergie. J’ai l’impression de travailler deux-trois ans sur quelque chose où je mets toute mon âme que je cisèle de manière profonde. Puis, ça sort, et c’est tout. Un album de rap au Québec n’a pas une longue vie. Surtout du rap à déchiffrer qui n’est plus un style à la mode auprès des jeunes. Les gens qui sont intéressés par ce type de textes ne sont pas intéressés par la musique hiphop. C’est beaucoup d’efforts pour peu de retour.

Le rap est mal perçu et n’est pas perçu comme faisant partie de la culture québécoise. Ça fait 20 ans que je fais ça. Je suis un Québécois qui s’exprime à travers le hip-hop, donc ça fait partie de la culture québécoise que les gens le veuillent ou non. Le fait qu’on soit perçu avec condescendance, c’est quelque chose qui me dérange beaucoup.

 

 

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