Projet de loi 20 : Trois médecins de famille d’ici se vident le cœur

Mélanie Meloche-Holubowski,
Journaldesvoisins.com,
Montréal, le 23 janvier 2015

« Nous sommes perçus comme des profiteurs du système, pas vraiment mieux que les escrocs de la commission Charbonneau, déplore Mireille Demers, médecin au CLSC d'Ahuntsic. D'après ce que j'entends dans les médias, je suis responsable de tous les maux du système de santé. » En entrevue au journaldesvoisins.com, trois médecins d’Ahuntsic-Cartierville se vident le cœur et expliquent comment elles se perçoivent comme les boucs-émissaires des problèmes systémiques du réseau de la santé.

Le ministre de la Santé affirme que les médecins doivent travailler plus pour réduire les temps d’attente et veut imposer un quota de patients. Dre Josiane D’Amico et Dre Anne Bhéreur de la Clinique de médecine familiale Bordeaux–Cartierville et Dre Mireille Demers du CLSC d'Ahuntsic croient que le ministre, un médecin spécialisé, méprise la médecine familiale. Les trois médecins se disent au bout du rouleau et craignent l’impact de la loi 20, notamment sur les soins aux patients.

Elles ont choisi de parler à titre personnel, pour montrer qu’elles sont passionnées par leur métier mais pas au détriment de leur santé et de la qualité des soins aux patients.

 

Guerre de chiffres

 

Le ministre de la Santé a déclaré que les médecins travaillent 117 jours en moyenne par année, un chiffre vivement contesté par les médecins et leurs associations. « On compte (dans ces statistiques) les médecins en préretraite, les finissants en médecine qui n'ont travaillé que quelques mois à cause de leurs études et les femmes qui sont en congé de maternité une partie de l’année », précise Dre Bhéreur, ajoutant qu’il n’est pas rare qu’un médecin travaille sur deux quarts dans une journée. « Mais, on compte ça comme une journée ». Selon les estimations de la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ), la moyenne, ce serait plutôt 217 jours.

 

Deux poids, deux mesures?

 

Dre Mireille Demers travaille environ 35 heures par semaine et 220 jours par année; la moitié en bureau et l’autre moitié en soutien à domicile. Elle estime qu’à cause des quotas, son salaire diminuera d’environ 30 %, puisqu’elle ne réussira pas à atteindre les cibles demandées. Mais, ses patients, tout comme ceux de Dre Bhéreur, requièrent plus de temps. « Je peux passer une heure avec une famille d’un patient qui va mourir, mais si je peux faire en sorte qu’un deuil est bien géré, c’est du temps bien investi. Pas pour Dr Barrette, et c’est dangereux de penser comme ça. »

Pour leur part, en plus de travailler à la clinique et à l’hôpital, Dre D’Amico et Dre Bhéreur enseignent aux résidents, coupant également dans leur temps de pratique.

Elles se demandent pourquoi il est nécessaire qu’un médecin travaille 50, 60, voire 70 heures hebdomadairement. « Si les médecins veulent travailler une semaine de travail standard, ou même à temps partiel, pourquoi serait-ce interdit? » Pourquoi ne pas simplement payer deux médecins pour travailler chacun 35 heures par semaine, demande Dre Demers.

Dre Demers ajoute qu’elle devra travailler 70 heures par semaine pour gagner son salaire actuel, qui est « bien loin » du salaire « moyen » des omnipraticiens que le ministère estime à 250 000 $. Dre D’Amico ajoute que « oui, les médecins sont bien payés, mais c’est dans l’imaginaire que tous les médecins sont extrêmement riches. »

Ces professionnelles comprennent mal pourquoi elles devront subir d’importantes pertes salariales alors que la majorité des employés du système public ne subiront qu’un gel salarial. Enfin, les trois femmes n’apprécient pas du tout les commentaires envers les docteures et les congés de maternité. « Je trouve ça très dégradant de nous dire que c’est la faute des femmes qu’il n’y a pas assez de médecins parce qu’elles prennent des congés de maternité », dit Dre D’Amico.

 

Patients à numéro – des services en péril, craignent les médecins

 

Ce seront les patients qui écoperont de ces changements. Déjà, plusieurs collègues songent à ne plus voir certains types de patients (ex. : psychiatrie, soins palliatifs, soins à domicile) qui nécessitent des rendez-vous plus longs, par crainte d’être pénalisés.

« Je ne contrôle pas les consultations ou le nombre de patients qui arrivent à l’hôpital », explique Dre Bhéreur. Avec les quotas, les médecins sentiront le besoin de voir les patients plus vite. Ils deviendront des numéros. » De plus, plusieurs jeunes médecins songent déjà à pratiquer ailleurs qu’au Québec ou même au privé.

 

Des solutions moins draconiennes existent

 

Dre Bhéreur et Dre D’Amico estiment que, pour améliorer l’efficacité, le ministre devrait encourager les initiatives locales et ne pas imposer des solutions globales venant de bureaucrates.

À la Clinique de médecine familiale de Bordeaux–Cartierville, un comité évalue régulièrement les procédures afin d’améliorer l’efficacité. En faisant quelques changements, comme revoir l’horaire des résidents, 1300 patients supplémentaires ont pu être vus l’an dernier. De plus, le gouvernement doit laisser le temps aux diverses réformes d’avoir un impact. « On joue au yoyo, il n’y a pas de stabilité », dit Dre Bhéreur.

L’implantation de dossiers électroniques et d’un système de prise de rendez-vous sur le Web pour désengorger les lignes téléphoniques sont indispensables. « Ce n’est pas croyable que ça ne fasse pas partie du quotidien, » dit Dre D’Amico.

 

Paperasse et superinfirmières

 

Le système de facturation pour les médecins est trop complexe; couper dans cette bureaucratie pourrait réduire les dépenses. « On dit souvent à la blague, qu’il y a un fonctionnaire par médecin », dit Dre Bhéreur. Les cliniques ont aussi grandement besoin d'un plus grand nombre de superfinfirmières et d’infirmières auxiliaires pour appuyer les médecins et ainsi réduire le temps d’attente.

Dre D’Amico et Dre Bhéreur croient aussi au système d’accès adapté : les gens appellent seulement lorsqu’ils en ont besoin et obtiennent un rendez-vous dans les 48 heures. Un patient en santé n’a pas nécessairement besoin d’être vu annuellement…

Enfin, les patients doivent être sensibilisés aux rendez-vous manqués. Dre D’Amico estime que 10 % (environ 150 patients) n’annulent pas leur rendez-vous, mais ne se présentent pas, laissant des plages horaires vides. « C’est pourtant des gens qui attendaient depuis longtemps un médecin et ils ont accepté le rendez-vous », dit Dre D’Amico. Comme dans les restaurants, le « no show » fait donc des ravages; il pourrait sans doute y avoir un peu plus d’éducation faite auprès des usagers à ce chapitre.

 

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