15 minutes avec François

Mélanie Loisel, L’Itinéraire, Montréal, le 1er janvier 2015

Sur la rue Sainte-Catherine, les passants marchaient d'un pas rapide pour se réchauffer en ce dimanche de décembre. Près du métro Berri-UQÀM, François flânait avec ses deux manteaux d'hiver sur le dos, ses grosses bottes qui lui donnaient un pas lourdaud et sa tuque à l'envers.

Nous étions à la Place Émilie-Gamelin, un ami et moi, en train d'attendre une livraison de café et de soupe pour distribuer aux sans-abri à quelques jours des fêtes. Sous notre petite tente en toile, François s'est approché avec la cigarette au bec. Avec un beau -12 degrés au thermomètre, un petit vent qui nous rougissait les joues, je lui ai demandé s'il était gelé alors que j'étais déjà frigorifiée.

Pour faire un peu passer le temps, je me suis mise à lui poser des questions pour le moins banales. As-tu dormi dans un refuge cette nuit? As-tu mangé ce matin? Veux-tu un café? « Ce que je voudrais, ce sont des mitaines et des bas chauds », me dit-il. Avec son âme généreuse, mon ami est aussitôt parti lui en acheter à la pharmacie du coin. L'an passé, François m'a raconté qu'il s'était gelé les mains lorsqu'il s'est retrouvé dans la rue en plein mois de janvier. Depuis, il n'a plus aucune sensibilité dans les doigts. Et en moins d'un an, il a reconnu qu'il avait pris un sacré coup de vieux.

À 52 ans, François paraissait en avoir vingt de plus. Il m'a alors raconté qu'il n'avait pas mangé depuis deux jours et qu'avec les quatre dents qu'il lui restait, il n'arrivait pas à mastiquer grand-chose. Les cuisiniers à la Maison du Père lui préparent parfois des crèmes de blé, parce que c'est mou et nourrissant, mais il préfère avoir du yogourt. Le yogourt à la vanille, c'est ce qu'il préfère. « En deux minutes, j'avale tout », a-t-il lâché. «Mais à 4$ le pot, ça coûte bien trop cher. » En général, François vit avec deux ou trois dollars par jour. C'est ce qu'il réussit à quêter pour survivre.

Pendant une quinzaine de minutes, on a ainsi bavardé de tout et de rien. Ses yeux bleus perçants se sont allumés quand il a su que je venais de Fermont. François était tout fier de me dire que son père Clément Perron était le réalisateur du documentaire Fermont P.Q., mais aussi de plusieurs autres documentaires sur les travailleurs du Québec. Il a notamment scénarisé le film de Claude Jutras Mon oncle Antoine.

Même s'il en avait long à dire sur son paternel, François commençait à sentir son corps s'engourdir en restant sur place. Il était temps d'y aller. Avec ses nouveaux gants et ses trois paires de bas, il est parti… Bien malgré moi, je me suis demandée ce qu'il avait bien pu vivre pour en arriver là. Et à chaque fois que je me pose cette sempiternelle question, à chaque fois, je me dis que ce n'est pas important de savoir. Une multitude de facteurs peuvent mener à l'itinérance…Et peu importe les facteurs qui y mènent, la lutte à l'itinérance commence par la lutte à l'indifférence.

Alors que la ministre déléguée à la Réadaptation, à la Protection de la jeunesse et à la Santé publique, Lucie Charlebois, annonçait ce même dimanche son plan d'action de lutte à l'itinérance pour 2015-2020, François m'a fait comprendre que les gens dans la rue ont besoin avant tout d'une chose : être considéré et traité comme des êtres humains.

Certes, l'annonce de 4,6 millions supplémentaire par année, pour un investissement annuel de 12,7 millions, est plus que bienvenu pour la lutte contre l'itinérance. Mais les millions n'achètent pas la dignité. Ces gens que nous voulons et devons aider ne sont pas que des itinérants.

Ils s'appellent François, Pierre, France…Et pour les aider, il faut commencer par leur parler. Bonne année à tous et à toutes!

 

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