Quel avenir pour le développement régional ?

Geneviève Gélinas, GRAFFICI, Gaspésie, janvier 2015

4 CLD sur 5 abolis : les MRC reprennent le contrôle d’un budget amputé
 

En Gaspésie, toutes les MRC, sauf la Haute-Gaspésie, ont décidé d’abolir leur centre local de développement (CLD) et de reprendre les rênes d’enveloppes de développement économique amputées. Partout sans exception, la société civile est écartée du pouvoir décisionnel, mais on lui promet un rôle-conseil.

Québec a diminué de près de 60 % ses versements aux CLD et a confié leur destinée aux MRC, qui avaient le choix ou pas de les conserver.

En Gaspésie, la réduction de la part de Québec fait plus mal qu’ailleurs, puisqu’elle représente 85 % à 90 % du budget des CLD. Les municipalités assument le reste des coûts. « Quand on enlève 60 % de 90 % de mon budget, c’est difficile de conserver une structure », résume Bruno Bernatchez, directeur du CLD et de la MRC de la Côte-de-Gaspé. En comparaison, le CLD Brome-Missisquoi, en Estrie, subit une ponction de 210 000 $ imposée par Québec, mais la MRC contribue à hauteur de 1,05 M$, soit cinq fois ce montant.

Quatre des cinq MRC de la Gaspésie ont signé l’arrêt de mort de leur CLD et rapatrié leur mandat, en gardant une part variable des emplois (voir tableau). Les décisions reviendront donc aux conseils des maires. En Haute-Gaspésie, on garde toutefois la structure CLD. Les municipalités augmentent de 12 000 $ leurs quotes-parts, qui atteindront 128 000 $. Un mandat de gestion confié par la Société de l’assurance-automobile du Québec aidera à combler le manque à gagner. « On y croit, à notre structure CLD », affirme le préfet Allen Cormier, aussi président du CLD. Mais dans la transition, les maires de la Haute-Gaspésie ont écarté les non-élus du conseil d’administration. Pourquoi ? « C’est juste pour dire : on repart sur de nouvelles bases, pour prendre une pause », répond M. Cormier.

Au CLD d’Avignon, les quatre administrateurs de la société civile ont démissionné en bloc le 27 novembre. « On nous demandait d’entériner des décisions prises à la MRC, alors qu’on n’a pas participé du tout aux échanges », explique Jacinthe Cyr, ex-vice-présidente du CLD.

« Avec seulement des maires [aux commandes], qui ont bien d’autres chats à fouetter avec les coupures, le développement économique va passer au second plan, estime Mme Cyr. Chacun [des villages] va tirer son bout de la couverte, va vouloir avoir un petit bout du gâteau qui reste. C’est une sorte de politisation », poursuit-elle.

Le directeur de la Chambre de commerce de la Baie-des-Chaleurs, Maurice Quesnel, dit avoir « commencé à passer ses messages » aux maires. « Certaines municipalités ont le don des vases communicants », dit M. Quesnel. Le développement économique doit demeurer une préoccupation, et l’argent qui y est dévolu doit servir au développement, résume-t-il.

Quant aux gens d’affaires, ils doivent être impliqués, ajoute le directeur. « Ce serait un peu aberrant qu’on n’utilise pas l’expérience des gens qui en ont. » Les préfets se défendent bien de vouloir politiser les fonds de développement économique. « Le jour où on va vouloir faire de la politique avec ça, on va se le faire remettre sur le nez », dit le préfet de Bonaventure, Jean-Guy Poirier.

Tous les préfets sans exception disent qu’ils veulent des entrepreneurs pour assumer un « rôle conseil». « Pour rassurer les gens, il faut absolument qu’on ait des comités pour faire l’analyse des dossiers économiques, pour garder une distance et ne pas être accusés de favoritisme », déclare la préfète Diane Lebouthillier.

Rocher-Percé épargnera 8000 $ en vérification comptable en éliminant le CLD, indique Mme Lebouthillier. Est-ce que ça en vaut la chandelle ? « Ça va simplifier les choses », dit-elle. Les MRC pourront continuer à accorder des prêts via le fonds local d’investissement autrefois géré par les CLD. Toutefois, les subventions se feront rares ou cesseront d’exister. Dans la seule MRC du Rocher-Percé, le CLD distribuait environ 300 000 $ par an en subventions. Or, c’est souvent ce dont ont besoin les jeunes entreprises, explique Mario Grenier, directeur du CLD et de la MRC du Rocher-Percé. « Des succès comme Les Fumoirs M. Émile ou Pit Caribou, je ne suis pas sûr qu’ils seraient rendus là juste avec des prêts. » Des 120 CLD de la province, il en restera probablement une cinquantaine en 2015, affirme Bruno Bernatchez, de retour d’une assemblée de l’Association des CLD du Québec. Certains sont en sursis puisque certaines MRC ont décidé de laisser passer 2015 comme année de transition.

 

 

Recul « majeur » et « désastreux », disent les experts

 

Karyne Boudreau, GRAFFICI, Gaspésie, janvier 2015

 

En réponse à Québec qui coupe dans les structures et les budgets voués au développement des régions, 33 experts québécois du développement régional ont signé une lettre, publiée dans Le Devoir le 5 novembre, dénonçant avec vigueur cette « sourde besogne de destruction de l’action publique territoriale ». GRAFFICI en a joint quelques-uns pour connaître les impacts possibles de cette « déstructuration ».

«Exit la décentralisation administrative, exit la régionalisation, exit le développement régional lui-même. On peut certes discuter de «l’efficacité» des structures, mais penser réussir une mission sans des institutions publiques régionales fortes, c’est de la pensée magique », écrivent d’une seule voix les experts dans la lettre envoyée au Devoir. Selon Bernard Vachon, professeur retraité de l’Université du Québec à Montréal spécialisé en développement local et régional, « les structures mises en place et les dispositifs élaborés au cours des 30 dernières années pour favoriser la mise en valeur des ressources et pour contrer les disparités régionales, sont des acquis précieux qui doivent être considérés comme des investissements, et à ce titre, comme des alliés aux efforts de redressement des finances publiques, non comme des obstacles ».

Selon lui, au contraire de son objectif avoué de redresser les finances du Québec, le gouvernement risque plutôt « la dévitalisation et l’appauvrissement des régions qui entraîneront des conséquences économiques, sociales et financières lourdes à porter pour la société tout entière », opine M. Vachon. Guy Chiasson est professeur de sciences politiques à l’Université du Québec en Outaouais. Il est d’avis que « la présence des CRÉ [et CRCD avant elles ainsi que des CLD] avait un rôle déterminant dans l’émergence de solutions dans une logique de développement […]. Je vois mal la  Table des préfets s’en occuper. Ça prend des ressources pour s’assurer du suivi et de la permanence de ça », dit M. Chiasson.

« On peut s’attendre au retour des guerres de clocher et du recrutement des entreprises chacun pour son giron, sans appui aux entrepreneurs locaux », poursuit le chercheur de l’Outaouais qui croit « qu’il y a fort à parier que de fortes tensions s’exprimeront entre les MRC. Ce vieux réflexe du chacun pour soi risque de se renforcer, d’autant plus qu’il y a moins d’argent. On peut s’imaginer qu’il va y avoir plus de compétition pour une part de gâteau qui est moins grande », estime-t-il.

Professeur à l’Université du Québec à Rimouski et membre du Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional de l’Est du Québec (GRIDEQ), Marco Alberio invite les Gaspésiens à se solidariser avec les autres régions du Québec. « Les problèmes de la Gaspésie sont fondamentaux, mais les Gaspésiens ne sont pas seuls dans cette situation et l’important va être le réseautage entre les régions. Cette sensation d’abandon est vécue par toutes les régions du Québec. Faut se rassembler et considérer ça comme un problème national », opine M. Alberio qui croit par ailleurs que les maires n’ont pas les outils et les ressources pour assumer les fonctions liées au développement régional. « La clé du succès du développement québécois, c’est qu’il était porté par une multiplicité d’acteurs. Oui, il y avait des politiciens, mais il y avait des membres de la société civile et aussi tout le secteur communautaire qui a représenté et incarné le développement des régions. Une complète politisation n’est probablement pas une bonne idée », assure le chercheur.


Le samedi 29 novembre, des rassemblements à Québec et à Montréal contre les mesures d’austérité
du gouvernement libéral ont regroupé des participants de toutes les régions du Québec, dont des centaines de Gaspésiens.

« Le gouvernement est en train de diviser pour mieux régner. La clé pour une bonne action, pour organiser la résistance, il faut se mettre ensemble », allègue M. Alberio. GRAFFICI a également contacté Yvon Leclerc qui vient de déposer sa thèse de doctorat en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique. M. Leclerc est aussi le président fondateur de l’Association des CLD du Québec. Pour lui, ce qui se passe est un « véritable derby de démolition » et il considère que c’est une erreur de confier le développement économique au monde municipal, d’autant plus qu’on leur coupe les moyens.

« Prenez cinq tigres affamés dans une cage et lancez-leur un seul morceau de viande, ils vont tous s’élancer et s’entredéchirer. C’est un comportement animal. Mais l’homme est un animal aussi », estime M. Leclerc qui croit qu’on assistera à un exode des entrepreneurs qui iront s’établir dans les villes qui auront encore les moyens d’offrir des services d’accompagnement aux entrepreneurs. « Et tant pis pour les régions qui n’auront plus les moyens d’offrir ces services », dit M. Leclerc.

Il poursuit en disant que l’abolition des CRÉ isolera les MRC les plus pauvres et affaiblira les régions tout entières. « Quand Québec a décidé de miser sur la Gaspésie pour l’éolien, ç’a créé de la richesse, c’est incontestable! Ce n’est pas vrai qu’on va faire des économies, on va créer des inégalités et de la pauvreté », assure M. Leclerc.

 

 

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