Appelez-le Docteur Weissman

Mélanie Loisel, L’Itinéraire, Montréal, le 15 décembre 2014

Avez-vous entendu parler de cet ancien sans-abri qui a remporté, cette année, le prix de la meilleure thèse de doctorat en sciences humaines dans tout le pays? Pendant quelques jours, le nom d'Eric Weissman a énormément circulé sur les réseaux sociaux. L'Itinéraire a donc retracé le nouveau docteur en Colombie-Britannique où il enseigne maintenant la sociologie et continue son combat pour démystifier l'itinérance et la toxicomanie.

 

Docteur Weissman, pouvez-vous nous raconter un peu votre histoire ?

Je viens d'une très bonne famille. Nous n'avions aucun historique de problèmes de toxicomanie ou de santé mentale, mais je suis devenu toxicomane. J'ai commencé par le pot, le hasch et la bière quand j'étais adolescent. Mais ce n'est pas avant la vingtaine que j'ai commencé à consommer des drogues, dont la cocaïne, sur une base quotidienne. À 27 ans, la drogue m'a fait dévier de mon chemin. Pendant plusieurs années, j'ai consommé et à 35 ans, je ne pesais plus que 130 livres. Mon médecin m'a dit qu'il ne me restait plus que quelques semaines à vivre. J'étais alors sur l'aide sociale et vivais dans un appartement à Toronto. J'avais quelques vêtements. Pas de nourriture, pas de serviettes, pas de meubles à l'exception d'un futon. Tout ce que je faisais c'était boire, prendre de la coke et fumer de la dope. Pendant la nuit, j'avalais des Tylenol parce que la cocaïne m'avait fait un trou dans les sinus. Mais chaque nuit, je sniffais quand même un peu de coke, juste pour engourdir la douleur dans mon nez. À la longue, les Tylenol n'avaient plus d'effet. J'avais atteint un sérieux bas-fond physique et spirituel. Les seules calories que j'emmagasinais provenaient de l'alcool. Je buvais environ une bouteille de whisky de 26 onces tous les jours. Souvent, les gens se demandent comment nous faisons pour consommer autant quand nous sommes sans le sous. Mais, les toxicomanes partagent, échangent, font des combines et – même si je ne l'ai jamais fait – volent. En vérité, beaucoup de gens que je connaissais me donnaient de l'argent pour me nourrir ou me loger, mais une partie allait pour la drogue.

 

Pendant votre période de consommation, vous vous êtes retrouvés sans-abri. Comment cette expérience vous a-t-elle marqué?

Je n'ai jamais vécu dans la rue, en tout cas, pas de la manière que la plupart des personnes se l'imaginent. Habituellement j'étais aux prises avec ma toxicomanie, j'avais assez d'argent pour me payer une chambre quelque part où je pouvais déranger un ami pour qu'il me laisse dormir sur son divan. J'ai même persuadé ma soeur aînée de me laisser vivre chez elle pour quelques mois, puis je me suis trouvé un travail pour gérer un bar à Toronto. J'ai alors dormi sur une des tables de billard pendant huit mois. Récemment, un ami m'a d'ailleurs envoyé une note dans laquelle il me disait que, pour lui, je n'avais jamais été un sans-abri puisque je me débrouillais toujours. Il avait tort. Il y a eu des moments où j'ai dû dormir à l'extérieur car je n'avais nulle part où aller.

Pendant près de six années, j'ai fait l'expérience de ce que l'on appelle aujourd'hui une « itinérance épisodique ». Cette expérience fut profondément troublante et aura considérablement développé ma capacité d'être empathique vis-à-vis des personnes itinérantes avec qui je travaille maintenant. Je comprends la honte associée au fait d'avoir perdu la maîtrise de soi-même et sa demeure. Je comprends la peur dans l'attente d'une éviction et la folie de l'esprit causée par la toxicomanie, une folie qui m'a forcé à boire ou à prendre des drogues alors que j'aurais dû payer mon loyer.

 

Quel a été l'élément déclencheur pour vous en sortir?

Un jour, ma sœur est entrée dans mon appartement, après m'avoir cherché pendant des jours et s'être inquiétée. Elle m'a dit : «Eric tu as besoin d'aide, tu vas mourir», j'ai répondu : «Oui, tu as raison». Je ne sais pas pourquoi j'ai dit cela. Je ne l'avais jamais admis auparavant. Mais ce jour-là, je l'ai fait. Les semaines suivantes, j'ai rencontré une excellente médecin qui m'a aidé à me désintoxiquer. Je me suis rendu à un centre de désintoxication, géré par la ville, puis dans un centre de traitements dans le nord de l'Ontario pour 28 jours.

Je me sentais bien après avoir suivi ce programme, mais mon abstinence n'a duré que quelques mois. J'ai connu une sévère rechute parce que j'avais décidé, un soir, de prendre une bière non-alcoolisée. J'ai recommencé à boire réellement le jour suivant. En un rien de temps, j'étais dans le trouble. Mon médecin m'a aidé à entrer dans un autre centre de désintoxication. Je suis allé à la maison de rétablissement Buena Vista on the Rideau pour six mois. C'est là que j'ai appris au sujet de ma maladie, et qu'on m'a montré comment vivre avec. J'ai appris à prendre soin de moi-même, et je suis sobre depuis maintenant 19 ans.

 

Quelles leçons tirez-vous de cette période où vous avez souffert de dépendance aux drogues ?

Les drogues (et j'inclus l'alcool) ne discriminent pas. La dépendance aux drogues est une maladie, point à la ligne, comme le sont le cancer et le diabète. Il y a les symptômes qui, lorsqu'ils sont non traités, aggravent la maladie au point où elle peut provoquer la mort. N'importe qui peut développer une toxicomanie et cela arrive pour toutes sortes de raisons. Et je veux que ce soit clair : la dépendance aux drogues n'est pas la cause de l'itinérance chez tous les individus.

L'itinérance est causée par le manque de logements abordables, un point c'est tout. Le coût élevé des loyers, de même que les conditions qui empêchent les gens de gagner suffisamment d'argent pour payer ces prix, font en sorte que les gens peuvent se retrouver en état d'itinérance. La dépendance aux drogues est un facteur parmi tant d'autres qui peut empêcher une personne d'avoir un logement. Le sous-emploi et les faibles revenus constituent d'autres conditions qui ont le même effet.

Les personnes qui, pour une série de raisons, sont forcées à l'itinérance, ont aussi souvent une santé mentale fragile, et connaissent la dépression, la tristesse, la solitude et la peur. Elles consomment des drogues pour s'auto-médicamenter. Il en résulte donc cette fausse perception que la consommation de drogues est la cause de leur itinérance. Je pense réellement que les gens devraient comprendre que la toxicomanie n'est qu'une pièce du casse-tête.

 

Vous avez été honoré cette année par l'Association canadienne pour les études supérieures qui vous a remis le Prix d'excellence pour votre thèse de doctorat sur l'itinérance. Qu'est-ce qui a été le plus difficile dans ce long parcours scolaire?

Il y a eu plusieurs difficultés. Il y d'abord eu le problème de trouver une école d'études supérieures qui m'accepterait dans un programme de doctorat. J'ai obtenu deux diplômes au milieu des années 80, mais plus de 20 ans s'étaient écoulés lorsque j'ai voulu retourner aux études.

Par conséquent, dans la plupart des universités, personne ne comprenait pourquoi je voulais revenir après tout ce temps. Les universités ont rejeté ma candidature trois années de suite. C'est finalement l'Université Concordia qui m'a accepté dans ses programmes individualisés. Une autre difficulté a été de recommencer à avoir une vie étudiante à 48 ans. C'est très difficile lorsqu'on approche la cinquantaine, de lire, d'étudier et de mémoriser comme je le faisais plus jeune. Il m'a fallu mettre les bouchées doubles et me creuser la tête pour maintenir mon énergie et ma concentration. Faire une thèse de doctorat n'est pas seulement un exercice mental : c'est une expérience spirituelle et physique très éprouvante.

 

Où avez-vous trouvé la volonté pour persévérer dans votre projet ?

Quand vous entendez l'appel du destin, il vient un moment où vous n'avez plus le choix de prendre les moyens pour arriver à vos fins. Dans mon cas, la dépendance aux drogues et l'alcoolisme m'ont conduit à abandonner les études à la fin des années 80. J'ai toujours senti que j'avais échoué, que j'avais ignoré ma destinée d'enseigner et d'être un universitaire.

Lorsque j'ai eu l'occasion de retourner aux études, je n'avais pas d'autres choix que de la saisir. Au cours des années, la souffrance que j'ai vécue à travers ma toxicomanie, puis mes recherches indépendantes pour réaliser des films sur l'itinérance, m'ont appris beaucoup au sujet de la vie des sans-abri et ce que ça signifie d'être dans la rue. J'avais des idées utiles pour le monde et pour les sciences sociales. J'ai ressenti une sorte d'urgence. C'était urgent de partager ce que j'apprenais parce que le problème des sans- abri s'est aggravé au lieu de s'atténuer ces dernières années. Donc, l'énergie et la force de volonté nécessaires pour réaliser mon travail étaient partiellement internes – basés sur mon propre besoin de me réapproprier une identité – et partiellement externes, sur mon sentiment que le monde est confronté à des problèmes urgents que je pouvais aider à résoudre.

 

À la lumière de vos études et votre expérience, comment les villes canadiennes pourraient-elles aider davantage les sans-abri ?

C'est une question vraiment facile à répondre. Au Canada, plusieurs villes ont mis en œuvre un type de relocalisation rapide appelé Housing First. À Montréal le projet pilote Chez soi a démontré hors de tout doute que la relocalisation des personnes de la rue vers un appartement et la fourniture de soutien social, médical et psychologique, constituaient une démarche plus humaine et moins coûteuse que de les laisser dans la rue ou dans des refuges. Comme il est plus économique d'abriter les gens et de les soutenir, ne devrions-nous pas abriter tout le monde?

Au Canada, nous voulons aller vers cette direction et cela m'apparaît comme la seule solution.

 

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