Mélanie Meloche-Holubowski,
Journaldesvoisins.com,
Montréal, octobre 2014
« Nous, tantôt, on s’en va chez nous. Mais eux autres, là, je ne peux pas m’empêcher de penser à eux. On va bien dormir, nous, ce soir. Pas eux! », a lancé avec aplomb Jean-Claude Lanthier aux élus. Silence de mort dans la salle… Ce résidant d’Ahuntsic, cheveux blancs et indignation à l’avenant, est un habitué des réunions du conseil d’arrondissement. Le 10 mars dernier, il faisait une fois de plus référence aux locataires des logements de la rue Ranger dans Ahuntsic-Cartierville. Six mois après l’intense médiatisation entourant les logements insalubres de la rue Ranger dans Ahuntsic-Cartierville, la Ville a enfin procédé au début du mois d’octobre aux dernières évacuations de locataires. Le propriétaire délinquant mène présentement des travaux pour régler les milliers d’infractions. En février, six logements ont été évacués; 13 en mars; 10 en avril; 13 en juillet et 10 en octobre.
« La Ville a dû procéder aux évacuations en vagues puisqu’il aurait été difficile de trouver de nouveaux logements pour toutes ces personnes d’un seul coup », explique le conseiller du district de Bordeaux-Cartierville, Harout Chitilian, là où se trouvent ces logements. Il ajoute que le propriétaire collabore maintenant un peu plus, mais la vigilance est de mise, dit-il. « Il a joué avec nous pendant trois ans. Je vais le croire quand je vais voir les résultats. » Propriétaire de mauvaise foi Signe que la bataille n’est pas terminée, Patrice Sansregret, organisateur communautaire du Comité logement Ahuntsic-Cartierville, indique que le propriétaire a refusé de dédommager certains locataires évacués, tel qu’il avait été convenu. « Certains ont été forcés de signer un papier pour dire qu’ils refuseraient tous dédommagements. »
Rappelons que, depuis des années, les locataires de ces bâtiments vivaient avec des moisissures, peu ou pas de chauffage et des infestations d’insectes. « La moisissure était partout. Les yeux te piquaient quand tu entrais; tu étais congestionné pendant plusieurs heures après », raconte Patrice Sansregret. « De plus, poursuit M. Sansregret, pour un trois et demi, le propriétaire louait trois chambres à 350 $ chacune. » (NDLR : Comme une maison de chambres…) « Il ramassait 1000 $ par logis pour un taudis. Ce type de propriétaire fait des revenus de fou. Ne venez pas me faire croire qu’il n’avait pas les moyens de faire des travaux. Il investissait le moins possible pour avoir le maximum de profits. Les locataires qui ont osé se plaindre ont été intimidés, harcelés et menacés », explique Patrice Sansregret. Un dossier avait été ouvert à l’arrondissement en 2009, puis fermé, malgré de multiples démarches pour relater l’insalubrité de ces logements. « C’est encore un mystère pour nous, dit Patrice Sansregrec. Si nous n’avions pas poussé pour une intervention (NDLR : Cette année), ça serait business as usual. »
Autres cas dans l’arrondissement
Malheureusement, les taudis de la rue Ranger ne sont pas la seule plaie en matière d’insalubrité de l’arrondissement. Le Comité logement surveille étroitement plusieurs bâtiments qui requièrent une intervention. « Notre temps a été accaparé par les logements de la rue Ranger, mais on a une prochaine cible. » Il surveille notamment des logements sur Henri-Bourassa, Terrasse Fleury et Laurentien/Grenet (les logements du RUI – Revitalisation urbaine intégrée). Le Comité logement, composé de trois employés et de bénévoles, répond à plus de 2 000 appels annuellement et font plus de 200 visites. « Le comité est le porte-étendard des citoyens », dit M. Chitilian, qui précise que le groupe aide les citoyens qui craignent les représailles ou qui ne connaissent pas leurs droits.
Dans le cas des inspections, les arrondissements et la Ville-centre se partagent le travail. Les plaintes de citoyens doivent d’abord être faites à l’arrondissement, qui, par la suite, envoie les dossiers les plus lourds à la Ville-centre. Un inspecteur est dépêché sur place, des constats sont émis et le propriétaire a un certain temps pour régler les problèmes. Bien qu’il ait été laborieux d’obtenir des données sur la situation des logements insalubres dans l’arrondissement, nous avons finalement appris que quatre inspecteurs en bâtiments font du travail de terrain pour Ahuntsic-Cartierville. Ils doivent traiter en priorité les cas d’insalubrité, mais leur mandat les amène aussi sur des chantiers de construction et dans les commerces. Ils doivent également vérifier clôtures, cabanons, et enseignes.
Environ 250 plaintes d’insalubrité sont déposées annuellement sur notre territoire. L’arrondissement réfère à la Ville-centre les cas touchant les immeubles de plusieurs logements (quand plus de 50 % des logements d’un immeuble sont touchés) et lorsque le propriétaire ne collabore pas. L’an dernier, l’arrondissement a donné quatre constats d’infraction pour des cas concernant le chauffage.
Proprios aux abonnés absents
Selon le CLIC Bordeaux-Cartierville, le secteur du RUI comptait 10 255 habitants en 2011. En 2013, 33 immeubles (889 logements sur les rues Grenet, de Salaberry, Laurentien, Ranger, Émile-Nelligan et Dudemaine) ont été inspectés par l’arrondissement. Quelque 6 100 avis de non-conformité ont été enregistrés (une moyenne de sept par logement). Plus de 75 % des avis de non-conformité ont été pris en charge et les problèmes ont été corrigés. Selon le rapport de la Ville-centre entre 2008 et 2012, 70 000 inspections dans 37 000 logements ont été faites à Montréal. Près de 80 % des non-conformités ont été corrigées. Une vingtaine de dossiers ont été judiciarisés, mais quatre propriétaires cumulaient à eux seuls 95 % des amendes.
Si rien n’est fait, la Ville peut prendre les grands moyens et donner des amendes ou évacuer les logements. Dans le cas de la rue Ranger, la Ville a menacé d’imposer un avis de détérioration du bâtiment, lequel n’aurait pas pu être vendu sans que le nouveau propriétaire soit mis au courant de l’insalubrité. Seulement trois bâtiments à Montréal sont coiffés de cette étiquette. Une « forme d’inertie » Malgré la récente intervention sur la rue Ranger, la conseillère Lorraine Pagé, chef du parti Vrai changement pour Montréal, est estomaquée de constater la lourdeur administrative et la lenteur d’intervention.
Le comité logement et le comité Régie du lentement (NDLR : il s’agit bel et bien du vrai nom de ce comité, nommé narquoisement en référence à la lenteur des procédures de la Régie du logement) dénoncent notamment les « préjudices » subis par les locataires à la Régie du logement. Un locataire attend en moyenne deux ans pour pouvoir présenter son cas à la Régie, et ce, même s’il s’agit d’un cas d’insalubrité, ce qui est très long. « Il y a un problème de structure. La priorité des cas n’est pas faite en fonction de la gravité de la situation. Nous voyons même de gens qui attendent quatre ou cinq ans », explique Claire Abraham du comité la Régie du lentement. Certains locataires désespérés ne paient donc pas leur loyer. « Ils courent un énorme risque. L’insalubrité n’est pas une excuse pour ne pas payer son loyer, selon la Régie. Ils seront évincés », explique Mme Abraham. Souvent, les plaignants abandonnent et déménagent. Si le nouveau locataire ne porte pas plainte, le dossier meurt.
Droit fondamental
« C’est drôle, on ne tolère pas que la vie des cyclistes soit en danger. Une cycliste meurt et on change les choses en quelques mois. Pourquoi ne sommes-nous pas capables de faire la même chose pour les logements? C’est pourtant un droit fondamental », demande Lorraine Pagé. Monsieur Chitilian admet que la Ville a dû multiplier les efforts dans le « dossier noir » de la Place L’Acadie au début des années 2000. En conséquence, d’autres dossiers n’ont peut-être pas avancé aussi rapidement.
La Ville de Montréal a déposé son nouveau plan sur l’insalubrité à la fin du mois de septembre. « Il y a très peu de nouveau », dit Patrice Sansregret. L’organisateur communautaire croit que les inspecteurs doivent être mieux outillés (caméras infrarouges, hygromètre) et mieux formés. Des inspections plus systématiques doivent être faites et des mesures plus sévères doivent être prises aussitôt que des cas lourds sont découverts. Pour lui, il est inacceptable qu’un dossier comme celui de la rue Ranger ait pris cinq ans. « Si je me stationne à la mauvaise place, on me donne une contravention. On ne me donne pas une chance. Il y a une question de volonté politique (dans le cas de l’insalubrité) », croit Patrice Sanregret.
Émilie Thuillier ajoute que l’insalubrité doit être mieux définie. « Il y a 10 ans, on ne parlait pas vrai ment de moisissures. Aujourd’hui, la Ville et la Direction de la santé publique tentent de trouver une définition commune pour la moisissure. » Pour sa part, Lorraine Pagé croit qu’en obtenant un statut de métropole, la Ville pourrait agir pour réduire les délais d’attente dans les cas d’insalubrité.
Amendes ou évacuations?
Si des milliers d’avis d’infractions sont émis, peu d’amendes le sont. « Le règlement sur l’insalubrité est un bon règlement, mais il n’est pas appliqué. Les amendes sont rarissimes », déplore Patrice Sansregret. Dans le cas de la rue Ranger, plus de 2 000 avis avaient été émis, mais aucune amende n’a été imposée.
La Ville préfère ne pas judiciariser les dossiers, explique la conseillère Émilie Thuillier. « Lorsqu’on va à la cour, les délais sont longs et, entre- temps, le propriétaire ne fait pas les travaux. » Harout Chilitian est d’accord : « évacuer les logements fait plus mal que des amendes. Ça prive (NDLR : le propriétaire) de revenus. »
Enfin, Patrice Sansregret dénonce le fait que le propriétaire de la rue Ranger ait eu accès à des subventions pour la rénovation. « Les travaux vont augmenter la valeur des logements et il va en profiter du fait qu’il va augmenter les loyers!» Monsieur Chitilian rappelle que la subvention est disponible à tous les Montréalais, mais est donnée au prorata des travaux complétés. Si le propriétaire de la rue Ranger ne termine pas les travaux, il ne verra pas l’entièreté du montant. Aux dernières nouvelles, lors du passage du journaldesvoisins.com sur la rue Ranger, un représentant du propriétaire nous affirmait que des travaux avaient bel et bien lieu. «On a changé des fenêtres et des balcons et on est train de changer les salles de bain», a lancé ce monsieur, s’inquiétant de la présence d’un photographe sur place.