Mangez vos ordures

Ianik Marcil, L’Itinéraire, Montréal, le 15 septembre 2014

C'est entre le quart et le tiers de la nourriture produite dans le monde qui est jetée aux ordures, selon la Banque mondiale. Cela représente 296 kilos par habitant par année en Amérique du Nord, soit près de 1 kg/jour par personne, nourrissons inclus. De ce gaspillage, plus du tiers est fait à la maison, par le consommateur final. Il est facile de se culpabiliser: finis ton assiette, il y a des petits Africains qui meurent de faim.

En mangeant littéralement nos ordures, sauverions-nous le monde de la famine? C’est oublier que si ce tiers du gaspillage alimentaire est de notre responsabilité, les deux-tiers sont causés par les méthodes de gestion de l'industrie. En fait, la moitié du gaspillage se fait dans les étapes de la production et du transport des aliments. La production alimentaire est pourtant fortement industrialisée. Elle devrait, ce faisant, être rationnellement organisée et très efficace. Comment se fait-il qu'elle dilapide autant de sa propre production?

On peut apporter deux éléments de réponse à cette question. D'une part, la valeur des produits alimentaires n'est pas assez élevée pour éviter ce gaspillage. Si le kilo de tomates se vendait au prix de l'or, 45000$ le kilo, il y a fort à parier que le producteur ne laisserait pas une seule tomate pourrir sur son plant. Si autant de denrées sont gaspillées dès leur étape de production, c'est qu'il n'est pas rentable de les exploiter, une fois la première récolte réalisée, par exemple.

D'autre part, nous sommes, consommateurs, responsables et victimes d'une industrie qui cherche à standardiser les produits. Nos fruits et nos légumes doivent être aussi parfaits, sur l'étal du marchand, que ceux qu'on admire sur les photos des livres de cuisine. Nous avons oublié qu'une carotte peut être rabougrie ou qu'une tomate peut arborer une forme bizarre et quelques taches noires tout en étant délicieuses.

L'industrie agroalimentaire nous a habitués à des produits presque trop parfaits et nous demandons donc, brainwashés par ce marketing, des carottes bien droites et des tomates bien rondes. Aux poubelles, les fruits et légumes moches.

En France, certains supermarchés ont lancé ces derniers mois une campagne marketing pour valoriser ses «légumes moches», vendus à meilleur prix que les «beaux» légumes. L’initiative a remporté un succès qui a dépassé les attentes. Reste à évaluer son impact réel sur le gaspillage. Mais on peut raisonnablement supposer qu'il ne s'agira finalement que d'une opération marketing qui ne changera pas grand-chose d'autre que de donner bonne conscience aux consommateurs.

C’est un peu comme recycler soigneusement ses bouteilles d'eau en plastique : on a l'impression d'être un citoyen consciencieux de l'environnement, ce qui permet à l'industrie de nous vendre de l'eau embouteillée qui nécessite, pour la fabrication de chacune d'elle, trois fois plus d'eau que ce qu'elle contient.

Manger les aliments qui deviendraient autrement des ordures est certes une bonne chose; nul ne peut être contre la vertu. En revanche, avec cette campagne des légumes moches, les consommateurs sont encore les dindons de la farce. Comme dans le cas du recyclage, nous ne pouvons pas raisonnablement nous y opposer, mais en l'encourageant, nous avalisons la perpétuation d'une industrie agroalimentaire polluante, inefficace et inéquitable.

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