Stéphane Lafleur : Cinéaste pas d’casque

Marie-Lise Rousseau, L’Itinéraire, Montréal, 1er août 2014

Son petit dernier, Tu dors Nicole, a créé un véritable buzz au dernier Festival de Cannes. Ses deux précédents films, Continental, un film sans fusil et En terrains connus, ont été remarqués respectivement à la Mostra de Venise et à la Berlinale. En parallèle, son groupe de musique Avec pas d'casque a le vent dans les voiles, au point où il devient de plus en plus difficile de concilier son horaire – «beau problème», reconnaît-il. On dirait que tout ce que touche Stéphane Lafleur se transforme en succès critique. Derrière les éloges, se cache un créateur discret et introverti, habité par les grandes questions de la vie.

La canicule avait duré près de cinq jours; ce matin gris et venteux du début de juillet était attendu avec impatience. Le café où Stéphane Lalfeur nous donne rendez-vous est plein à craquer. Nous essuyons les gouttes de pluie tombées sur la terrasse pour s'asseoir sur le côté de la rue Henri-Julien, dans Villeray, quartier où réside l'artiste. Le quotidien de Stéphane Lafleur a ralenti depuis son retour de Cannes, où son plus récent film, Tu dors Nicole, a connu un franc succès à la Quinzaine des réalisateurs. «Aussitôt que tu annonces que ton film va être à Cannes, on dirait que le téléphone se met à sonner», raconte-t-il, reconnaissant que ses films voyagent autant.

Même s'il l'admet, donner des entrevues n'est pas l'aspect de son métier qu'il préfère. «C'est beaucoup d'attention sur moi pendant un laps de temps très court, où je ne fais que me répéter et parler de moi… Comme là, je vais partir d'ici et je ne saurai rien sur toi!», exprime-t-il au bout d'une trentaine de minutes de conversation.

À l'avant plan lorsqu'il chante et gratte sa guitare sur scène dans son groupe, Stéphane Lafleur demeure beaucoup plus à l'aise dans l'ombre que sous les projecteurs. Ce trait de personnalité transparaît dans ses films, identifiables par leur tempo lent et leurs histoires douces-amères.

 

Tu dors Nicole

 

Tu dors Nicole ne fait pas exception à la règle. Situé dans un décor de banlieue aisée, il présente Nicole, 22 ans, qui passe l'été dans la maison familiale avec sa meilleure amie. En l'absence des parents, le foyer est pris d'assaut par son frère et son groupe de musique qui y établissent leur studio d'enregistrement. Leur présence vient ébranler la relation entre les deux filles, ce qui aggravera la tourmente et l'insomnie de Nicole.

Où le cinéaste situe-t-il ce troisième long métrage dans son parcours? «On dirait que de film en film, j'essaie de me concentrer sur de moins en moins de personnages, observe-t-il. Dans Continental on tournait autour de quatre personnages, En terrains connus, de deux, et là tout se passe autour de Nicole … Donc, le prochain va être sur une chaise!», plaisante-t-il.

Plus sérieusement. Tu dors Nicole rejoint ses précédents films en brossant le portrait du quotidien dans toutes ses subtilités. Cette fois, il explore un créneau d'âge plus jeune, le début vingtaine. «J’avais envie de m'intéresser à cet entre-deux de la vie où les premières expériences de l’adolescence sont passées, mais où on n'est pas tout à fait dans la vie adulte», explique le cinéaste dans la fin trentaine.

Stéphane Lafleur qualifie cette période de fIou artistique de la vie. Est-ce par nostalgie qu'il s'est plongé dans cet univers tourné en noir et blanc? «Ce n'est pas tant une nostalgie de cet âge-là, que de notre rapport à l'été à cet âge, affirme-t-il. J'ai un rapport amour-haine avec ce sentiment, car à force de trop regarder en arrière, on ne profite pas de ce qui est là et devant soi, mais je ne peux pas nier qu'il y en a une grosse part dans ce film .» L’absence de couleur donne un caractère intemporel à ce long métrage. «Je voulais laisser place au sentiment d'avoir cet âge plutôt que de prétendre faire un film sur les jeunes en 2014.»

 

L'angoisse d'exister

 

Le cinéaste décrit ses personnages comme des gens figés, qui ont de la difficulté à bouger. «J'essaie de leur dire de vivre maintenant. Je les incite à l'action, peu importe laquelle. Il y a beaucoup d'espoir là-dedans», décrit-il, mentionnant avoir beaucoup d'empathie pour ses personnages.

Lafleur est un fin observateur des comportements humains. «Notre façon de vivre, d'interagir, nos malaises, nos forces, nos faiblesses, nos maladresses … tout ça m'intéresse!» Il a le don de décrire et de montrer le mal de vivre qui accable une grande partie d'entre nous. «Ça revient toujours à la même affaire: comment on se démène dans un concept aussi absurde que la vie, sachant qu'il y a une finalité. En prenant du recul, on se rend compte qu'il y a beaucoup de futilité dans ce qu'on fait. En même temps, il faut s'y engager, car ça nous prend un but… Je baigne dans les grandes questions!», finit-il par dire avec le sourire.

Ces grandes questions sont récurrentes au long de notre rencontre. «C'est une obsession. Plus je vieillis, plus ça prend de la place. C'est lourd', dit-il en échappant un petit rire. Je n'arrive pas à faire abstraction de ça: pourquoi je me démène à faire ce que je fais, qu'est-ce que ça donne au final?»

Ces questions existentielles se retrouvent non seulement dans ses films, mais aussi dans son œuvre musicale et dans le livre illustré Mon ami Boo (La Pastèque), dont il signe le texte et qui porte sur la dépression d'un proche. Quand on lui demande si ce sujet vient le chercher, Stéphane Lafleur pouffe de rire, puis réfléchit un moment. «C'est surtout le sentiment d'impuissance. soutient-il. On connaît tous des amis pour qui il n'y a plus de mots pour leur faire voir le bon côté des choses.»

L’artiste reconnaît revenir souvent aux mêmes thèmes. «C'est peut-être thérapeutique!», lance-t-il mi-figue, mi-raisin. Je ne suis pas la personne la plus optimiste, mais ressaie de l'être dans ce que je fais. Souvent, j’ai tendance à voir le verre à moitié vide, mais je travaille à le remplir un peu pour me donner une chance. Cela dit, je ne suis pas quelqu'un de déprimé, mais je pense que c'est un exutoire, tant en cinéma qu'en musique … », déclare le rouquin avec un sourire timide.

 

Humour, Fantaisie et liberté

 

Tout ça semble bien lourd, mais il reste qu'on rit un bon coup en regardant Tu dors Nicole. Stéphane Lafleur voit le comique dans les situations banales du quotidien. Ajoutez à cela une touche de fantaisie et vous aurez un film unique en son genre. «J’aime ajouter une touche de magie au réalisme, ça contraste avec la monotonie du quotidien.»

Sans révéler l’élément fantaisiste – et complètement décalé! – qu'on retrouve dans son nouveau long métrage, on pense à l'homme du futur dans En terrains connus qui débarque dans la vie des personnages. «Ce sont des présences qui permettent au film d'aller dans d'autres directions et qui stimulent l'imaginaire du spectateur. Je trouve qu'on n'en a pas assez dans le monde dans lequel on vit», commente le cinéaste.

Stéphane Lafleur travaille dans différents domaines artistiques en toute liberté. Refusant de se définir – «C'est toi qui es pognée pour le faire dans ton article!», dit-il en rigolant- on peut le qualifier d'électron libre. Se sentant privilégié de bénéficier d'une aussi grande liberté, il se surprend d'autant plus du succès d'Avec pas d'casque. «Ça fait 10 ans qu'on joue ensemble pour le fun. Je ne pensais jamais que des gens connaîtraient mieux ma musique que mes films.»

Ses projets après la promotion de Tu dors Nicole? «Faudrait que je peinture la clôture chez nous!» Du côté professionnel, il y aura beaucoup d'écriture, notamment de chansons et de scénarios. Il adaptera le roman Baldam l'improbable (Quartanier) pour un collègue cinéaste. Peu importe le médium, les créations de ce touche-à-tout ont ceci en commun: «Elles passent par mon filtre à moi, c'est un peu mon Brita personnel!»

 

classé sous : Non classé