Sécurité alimentaire : la Gaspésie pourrait-elle être autonome ?

Gilles Gagné, GRAFFICI, Gaspésie, été 2014

La Gaspésie est une région productrice de nourriture. Mais pourrait-elle assurer sa sécurité alimentaire, être pratiquement autosuffisante ? Si on met les produits marins dans la balance, il est certain que la réponse est oui. Avec près de 25 millions de livres de crevettes, trois millions de livres de homard et 16 millions de livres de crabe des neiges débarqués cette année dans la péninsule, les Gaspésiens pourraient même faire des envieux partout sur la planète s’ils se mettaient en tête de tout consommer localement. Chaque citoyen de la péninsule pourrait compter sur 300 livres de crevette, 32 livres de homard et 190 livres de crabe en 2014.

On ne compte pas ici les débarquements de flétan, de turbot, de crabe commun, de hareng et de maquereau et autres espèces, réalisés en Gaspésie. Les quantités seraient moins spectaculaires dans le bœuf et le lait, mais la fermeture de la route 132 à Saint-André-de-Restigouche et à Capucins serait loin de provoquer une disette totale de ces deux produits en Gaspésie.

Il y a fort à parier que les Gaspésiens seraient tous diabétiques à long terme s’ils se mettaient en tête de consommer tout le sirop d’érable émanant des 500 000 entailles des forêts publiques et privées de la région. Dans l’ouvrage Histoire de la Gaspésie, les auteurs décrivent comment, au 19e siècle, le débat s’est articulé entre différents observateurs de la scène gaspésienne au sujet de la nécessité d’augmenter la richesse des citoyens par le biais de productions plus efficaces de denrées. Des gens prônaient l’agriculture, quitte à abandonner la pêche, pour briser la dépendance des pêcheurs à l’endroit des grands marchands, surtout jersiais.

D’autres analystes voyaient une complémentarité à développer entre pêche et agriculture. Enfin, des gens rappelaient que c’est le modèle même des pêcheries, et son système de crédit, qui posait problème, pas l’activité.

Dans la première moitié du 20e siècle, la Gaspésie était pratiquement indépendante sur le plan alimentaire, signale l’historien Jean-Marie Thibeault. « Le Soleil du 13 novembre 1925 rapporte l’ouverture d’un moulin à farine le 25 octobre précédent à Saint-Georges  (de Malbay), un moulin pour moudre la production locale de céréales, principalement de l’orge et du blé. On signale que les gens n’auront plus à parcourir 30 milles pour aller faire moudre leur grain. Ça veut dire que dans le secteur de Saint-Georges, il y avait assez de fermes pour justifier un moulin, alors qu’il n’y a pratiquement plus d’agriculture dans le secteur aujourd’hui.

Les gens faisaient même pousser leur tabac », rapporte M. Thibeault, résident de Saint-Georges. « En fait, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, les gens sont généralement autosuffisants. Ils font pousser des pommes de terre, des oignons, des navets, des carottes, des choses qui peuvent pousser sans arrosage. Chaque famille dispose d’un tonneau de hareng salé pour faire son hiver. Bien des gens ont des fermettes, avec des poules, quelques cochons et vaches », dit l’historien.

En 1928-1929, il y a 16 beurreries dans le comté de Bonaventure et quatre dans Gaspé. On y produit un peu plus de 450 000 livres de beurre par année. Aujourd’hui, il n’y a plus de beurrerie ou de laiterie en Gaspésie. En 1928, les fermiers de Val d’Espoir ont expédié 300 000 livres de petits pois sur le marché de Montréal, qui les traite comme un produit au « goût exquis ». L’agronome à la retraite Roland Comeau, de Carleton-sur-Mer, voyait encore dominer le modèle de la ferme familiale de subsistance quand il a débuté sa carrière en 1958. Il a été un témoin de la transition vers une agriculture « moderne ».

« De la ferme familiale avec cultures mixtes, ça s’est spécialisé, surtout dans les années 1970 […]. On a perdu des fermes, mais les fermes ont grossi, en étendue et en production », aborde M. Comeau. L’agriculture régionale n’avait toutefois pas beaucoup le choix, croit-il, compte tenu du contexte de l’époque favorisant cette spécialisation et du virage pris par le reste du Québec. « La compétition de l’agriculture de l’extérieur a changé la réalité. »

Embauché quelques mois au milieu des années 1960 par le Bureau d’aménagement de l’est du Québec, organisme voulant notamment proposer un modèle d’agriculture aux Gaspésiens, à l’occasion d’un vaste plan demeurant fort controversé de nos jours, Roland Comeau estime que « le ministère [de l’Agriculture de l’époque] ne savait pas trop comment s’y prendre. Dans le comté de Gaspé, il n’y a pas eu la consolidation qu’on pensait avoir, pour essayer de grossir les fermes ».

La Gaspésie pourrait-elle être autonome sur le plan agricole ? « Présentement, ce n’est pas la bonne question. Il faut s’adapter au climat. Le climat a changé. Dans les légumes, la variété est plus grande. »

 

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