Claude Poissant : Le cardiologue des planches

Sylvain-Claude Filion, L’Itinéraire, Montréal, le 1er avril 2014

J'ai ressenti l'intensité de Claude Poissant pour la première fois un soir d'octobre 1979, en assistant à sa première création pour grand public, Tout seul comme deux, au défunt Café Nelligan, lequel a été rasé plus tard pour permettre l'agrandissement de La Maison du Père. Me voici assis devant lui, 35 ans plus tard, pour tenter de cerner celui qui anime le cœur de centaines de comédiens et comédiennes appelés à incarner sur scène sa vision théâtrale.

Sa voix est chaude et grave. Ses yeux, pers, luisent ce jour-là d'un bleu océanique sous la lumière diaphane que diffuse l'après-midi neigeux. Il est assis bien droit, pilier tranquille, quoique son visage doux s'éclaire souvent de sourires d'une candeur enfantine qui contredisent ses 58 ans. Claude Poissant, aussi passionné qu'il soit, sait faire le gamin. «Je peux être tannant. confesse-t-j[, rieur. J'ai aussi mes heures folles, j'ai un humour terrible, un peu cynique des fois.»

Il a signé une centaine de mises en scène, beaucoup de répertoire, mais en majorité des créations. Et des spectacles de variétés, de Joe Bocan à Pierre Lapointe. Il fait partie de la cohorte de metteurs en scène qui a éclot dans les années 80 : Marleau, Denoncourt, Pintai et René-Richard Cyr, ce dernier ayant fait partie du noyau dur à l'origine de sa compagnie de théâtre, le Petit à Petit, qui vient de fêter ses 35 ans.

En répétition, il est intense mais pas excentrique comme Denyse Filiatrault. «Mes étudiants m'imitent, rigole-t-il. Je suis une figure imitable, avec mes grands bras qui s'en vont partout, mes phrases à 400 piastres et les mots que j'invente comme «crapulisme»: quand je veux mettre l'emphase par exemple sur la corruption.»

 

Meneur né

 

Sa vocation de leader. Poissant la pressentait dès le début de ses études en théâtre. «Je voulais faire le métier d'acteur, mais déjà j'utilisais ma plume, je jouais, je n'avais pos de plan de carrière, mais il y avait une intention de mise en scène» se remémore-t-il. Je me suis rendu compte après toutes sortes d'expériences que diriger était naturel chez moi. Je suis plus grand physiquement, on me disait que lavais une voix qui rassure – pourtant, je suis le plus angoissé du monde – et ce leadership rassurant a fait que les gens étaient prêts à portir à l'aventure avec moi.»

Le Théâtre Petit à Petit a grandi dans le même incubateur que les compagnies fondées à l'époque: La Manufacture, La Rallonge, Carbone 14, Zoopsie, Omnibus, dont plusieurs sont aujourd'hui disparues. Après des spectacles pour le public adolescent, dont le célèbre Où est-ce qu'elle est ma gang ?, la compagnie entre dans les ligues majeures en produisant Les feluettes en 1987.

Après un séjour à New York en 1988, Claude Poissant comprend que la mise en scène va dominer sa destinée. «Je voulais suivre mon instinct, je me disais: va plus loin, cherche encore, pose-toi des questions, va chercher des dramaturges, des acteurs qui sont exigeants pour toi. Il y avait comme une ambition de toujours essayer de me dépasser, c'était mon olympique à moi. À partir de 1992, 1993, je me suis dit: c'est ça ma vie.»

Dans les années 90, la compagnie et le métier de metteur en scène le happent et l'éloignent du jeu. Jusqu'à tout récemment, il n'avait plus joué depuis Poor Super Man de Brad Fraser en 1995. Tout en créant d'autres œuvres fortes comme Motel Hélène ou Le ventriloque, «René Richard et moi on est allés travailler à l'extérieur, faire des mises en scène dans des théâtres institutionnels, pour affiner nos couteaux et revenir les utiliser au sein de notre compagnie». Aujourd'hui, Claude est directeur général du Petit à Petit et codirecteur artistique avec Patrice Dubois

 

Au cœur du temps…

 

Durer est un bel accomplissement, mais une chose qui ne change pas chez Poissant, c'est son urgence de rester à l'affût du temps présent. «Parce qu'il faut comprendre dans quelle société tu vis à chaque seconde pour pouvoir être l'écho de cette société-là. Si tu ralentis ton éveil, à un moment donné, ta force créatrice diminue», observe-t-il. C’est pourquoi il aime tant s'entourer de jeunes acteurs. «Parce qu'ils sont le pouls du temps présent. Ce sont des corps différents, nés à une époque différente, qui vivent des choses différentes. J'apprends tellement à rester dans le temps présent en travaillant avec eux, en côtoyant leur candeur innovatrice.»

Il s'intéresse aussi aux acteurs pouvant se révéler, disons, ténébreux. «Je me sens toujours coupable d'aller vers le soleil, alors j'ai passé ma vie à vouloir amener les gens ténébreux vers le soleil, à essayer de sauver le monde à ma manière.» Le théâtre est-il un moyen de sauver le monde? «Il m'a probablement sauvé moi-même! s'exclame-t-il. Jeune, j'avais un besoin d'expression qui était inévitable et mes parents m'ont laissé faire parce qu'ils le voyaient, c'était pas évident à l'époque de faire l'année à l'UQÀM dans un module d'art dramatique que personne ne connaissait, mais ils m'ont laissé faire parce que sinon, j'allais péter une coche.})

 

… et des acteurs

 

Claude Poissant est plus en demande que jamais. «On ne vient pas me chercher pour le spectaculaire, mais plus pour la dentelle, le souci du détail, l'osmose entre les éléments. Ce qui m'intéresse, ce sont les humains, les gens avec qui je travaille, cette qualité des rencontres, pour moi, est primordiale, c'est elle qui mène le théâtre à bon port.»

Tel un cardiologue des planches spécialisé dans la complexité émotionnelle, il cherche à chatouiller de son bistouri le fond des choses. «Le cœur du personnage m'intéresse autant que celui de l'actrice ou de l'acteur, parce que je veux trouver le lien entre les deux. Je ne veux pas dire que je rentre dans leurs vies personnelles, mais j'essaie d'être sensible à ce que la personne vit dans le moment pour voir comment ça peut s'intégrer dans ses veines, ses artères, son cerveau, et comment le personnage peut justement prendre le corps de cette personne-là et exister réellement. Je ne veux pos pénétrer les choses par la force, mais lentement, simplement, psychologiquement.»

Une approche qu'on serait tenté de qualifier de chirurgicale. «J'ai du fun quand ça prend du temps, j'aime mieux étaler 120 heures de répétition sur six mois que de les faire en quatre semaines», conclut-il. De quoi savourer le plaisir de douter un peu plus longtemps, comme tout artisan de la scène qui se respecte!

 

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