Traversée du lac Abitibi

Jean-Pierre Robichaud, Le Pont de Palmarolle, avril 2014

Je m’extirpe de sous les draps chauds. J’ai mal dormi. L’anxiété de l’aventure, ce nœud à l’estomac, malgré mes 15 années d’expérience, m’a éveillé toutes les deux heures. Ai-je pensé à tout? Ai-je oublié quelque chose? Comment le groupe va se comporter? Et moi? Le poids de mon âge, mes genoux usés, ma hanche droite qui grince, comment mon corps va réagir à cet effort continu pendant quatre jours et 85 kilomètres dans le froid et le vent? Parce qu’on nous prévoit qu’il va faire froid, très froid même. Et ces sept braves qui se fient sur moi pour les guider et les mener à bon port. Serai-je à la hauteur?

Quelques jours avant, je vous avoue, je cherchais des raisons pour annuler ma participation. Mais dès mon lever, tout ça était effacé. J’allais foncer, affronter pour la 15e fois ce damné lac. Qu’il nous en envoie du froid, des blizzards qui cachent nos repères, de la slush, des mirages dans le brouillard matinal. Au pied de l’escalier, coup d’oeil au thermomètre : -35°… Brrr! Faudra pas niaiser au départ à Eades. Skier au plus sacrant pour se réchauffer. J’avale un café bien tassé puis je rejoins le groupe que j’ai convoqué au restaurant de Palmarolle pour 6 h 30. Tous sont là, sourire jusqu’aux oreilles, fringués pour affronter les pires conditions. Après un copieux déjeuner, nous embarquons tout notre équipement dans les camions de nos routiers qui vont nous transporter à Eades à l’autre bout du lac. Une heure plus tard, nous sommes sur place, rejoints par les jumeaux Murray de Kapuskasing qui arrivent par Cochrane.

Tout se fait très vite. C’est -37° là-bas. Même pas le temps d’une photo. Faut bouger rapidement. Nous avons sept kilomètres à franchir en forêt, dans une piste de motoneige, avant d’atteindre le lac. La gang se met en branle, en file indienne, Martin en avant, moi en arrière. Je dois étudier le rythme de chacun; c’est important pour la suite des choses. En même temps, je suis à l’écoute de mes genoux et de ma hanche. Passé l’ancienne voie ferrée, nous glissons sur une petite rivière. Puis le lac se dévoile tout à coup dans toute son immensité, éblouissant sous le soleil, prêt à nous avaler. Nous l’admirons, respectueux et silencieux pendant quelques instant. Que nous réserve-t-il? Va-t-il nous dorloter ou, au contraire, nous bardasser? Après avoir éclusé un peu d’eau, je sors la boussole : 212° ouest. Je désigne la pointe à atteindre, Peat’s Point, cinq kilomètres devant. Un petit vent du suroît cingle tout ce qui dépasse le capuchon. Faut remonter la cagoule.

Dès l’entrée sur le lac, nous constatons que skier ne sera pas facile aujourd’hui. La neige est dure, la surface légèrement ondulée, mais il y a de grandes plaques glacées qui nous font tanguer et nous forcent à faire des petits pas. Nous avancerons moins vite que prévu et la journée sera longue et épuisante pour franchir les 23 kilomètres et atteindre notre point de chute. Passé Peat’s Point, 180° sud. Le Narrow, toujours hors de vue, est droit devant.

Il est 16 h, encore cinq kilomètres à franchir. Plusieurs sont épuisés, à commencer par moi-même, et Martin souffre du dos. Je constate qu’on ne se rendra pas à destination ou on arrivera trop tard. Plan B, on va raccourcir de trois kilomètres. L’avant-dernière île Mosher avant le Narrow est là à deux kilomètres. Encore un effort gang. L’île nous offre une belle baie ouverte côté est, à l’abri des vents dominants. Parfait pour bivouaquer. Montage des tentes, corvée de fonte de neige pour l’eau du souper et la course du lendemain. On avait prévu faire un feu, mais tous sont vannés et à 19 h, à -25°, chacun s’engouffre dans sa momie de duvet, souhaitant passer une bonne nuit.

 

Jeudi 27 février, 7 h

 

Fait enfin clair dans ma tente. J’ai mal dormi et j’attends cette aube depuis quelques heures. Inspirer de l’air à -30° n’est pas garant d’un sommeil douillet. Un silence sidéral règne. Seul un corbeau nous annonce qu’une nouvelle journée commence. Faut se lever. Le départ est prévu pour 8 h 30. Vingt-deux kilomètres et le difficile Narrow nous attendent de pied ferme. Je revoie dans ma tête tous les gestes méthodiques de sortie de la chaude momie. D’abord les cordons à relâcher. Puis le zipper, coincé dans la buée congelée. Je m’assoie, en camisole; faut tout faire vite. J’ôte ma tuque de nuit, mon cache-cou, et j’enfile rapidement un chandail polar puis ma veste en duvet et ma tuque de course. Voilà pour le haut du corps. Ensuite j’extirpe mes jambes et enfile un pantalon polar et la culotte Gore Tex. Maintenant les feutres et enfin les bottes. Les doigts sont déjà gelés. Je sors de la tente, glisse les mains dans mon pantalon, près de l’aine, et je sautille pour activer la circulation du sang. Puis j’arpente les tentes pour faire bouger tout ce monde. Faut rapidement allumer le réchaud pour le déjeuner. Le gaz froid peine à prendre feu. Plusieurs allumettes sont nécessaires pour enfin voir la flamme surgir.

Chocolat chaud, lyophilisé œuf-bacon, thé chaud pour le dîner. Tout çà nu-mains ou dans un gant mince. Pas évident le premier matin de respecter l’horaire. On n’est pas familier avec l’ordre des choses et les gestes précis à accomplir. Finalement on quitte à 8 h 50. Trois kilomètres plus tard, on contourne la dernière île Mosher et on aperçoit l’entrée du Narrow, cinq kilomètres droit devant. Un bon vent d’ouest nous mord le visage. Le rythme est bon, car on a hâte de tourner le dos à ce foutu vent. Ce fameux Narrow est, la plupart des hivers, en eau vive à plusieurs endroits, de sorte que nous devons longer la rive et contourner les profondes baies. Mais cet hiver de froidure a modifié la surface qui est gelée de bord en bord. Et par chance, une motoneige a tracé une piste qui coupe toutes les baies. Ça raccourci un peu notre trajet. On s’engage dans ce détroit, toujours avec ce vent de biais qui nous poursuit. Sept kilomètres plus loin, vers 15 h 30, nous atteignons la sortie est et nous prenons une pause bien méritée. Soudain le vent vire au noroît et rafale à 50-60 kilomètres/heure. Une poudrerie se lève et cache les repères. Le froid s’engouffre dans la baie. Nous naviguons au GPS pour atteindre notre point de chute, Parthridge Point, six kilomètres plus loin. Go gang, un dernier effort… Le vent tente par tous ses moyens de nous jeter par terre, mais il n’est pas question d’arrêter ne serait-ce que quelques minutes, car c’est l’hypothermie, hypocrite, insidieuse, qui nous guette. On pique enfin nos tentes dans la profonde baie, à l’abri de ce vent fou. C’est déjà -27° à l’arrivée. Quelques-uns s’activent déjà à monter un feu qui sera bienvenu avant le coucher. Martin va mal, son hernie le harcèle. Il a peiné à skier. On le gave de Advil. Diane a des engelures aux doigts et France soigne une douloureuse ampoule au pied. Je consulte un peu sur l’état des troupes. Il fera très froid cette nuit et demain. Quand y a des problèmes, le plan B est Mistaken puis Clerval. Et je sais qu’à l’île Mistaken on va croiser des cabanes à pêche et, si on est chanceux, des motoneiges qui nous permettront d’évacuer les blessés. Je suggère donc de changer l’itinéraire du lendemain. Après avoir brûlé tout le bois coupé, on réintègre nos tentes.

 

Vendredi 28 février, 7 h 15

 

J’ai mal dormi à respirer encore cet air polaire. Je sors de ma tente. Le froid me mord le visage et les doigts. Le soleil tarde à se montrer. En courant, je fais le tour des tentes pour « éveiller » la troupe; les réponses sont courtes, faiblardes. Personne n’a envie de quitter la douillette. Mais faut bouger. Mon thermomètre a lui aussi mal passé la nuit; le mercure s’est divisé en deux : le haut pointe +120° et le bas -60°. Sa carrière se termine ici, RIP. Justin consulte le sien qui marque -40°. Toutes les opérations sont pénibles. J’ai même pas faim. Je grignote un peu et je danse sur place. Le réchaud fonctionne à 50 % y aura moins d’eau aujourd’hui. Diane ne va pas bien. Ses engelures se sont aggravées, le bout des pouces est noir, nécrosé. Martin sort de la tente à quatre pattes et peine à se mettre debout. Je ne panique pas, mais je trouve ce lot de blessures lourd à porter. Et pas encore de contact cellulaire. Je motive la gang; on n’a pas le choix, on doit rouler, confronter les éléments, entrer en mode « mental ». En course Denis commence à traîner de la patte. J’apprendrai demain qu’il endure des ampoules aux talons et qu’il doit dormir sur le ventre. Diane boit peu et ça m’inquiète. Je soupçonne des symptômes d’hypothermie. Mais quelle force, quelle détermination, quel courage. Elle ne se plaint jamais, avance comme un robot, mais avance. Vivement les cabanes à pêche. Justin et André vont bien et ont des mots d’encouragement pour tous. Mario fonce, force tranquille, silencieux. France m’épate malgré ses blessures. Toujours souriante, déterminée, calme. Juste avant Mistaken, vers 16 h, Mario et moi grimpons sur une petite île de glace et obtenons enfin un signal cellulaire. Je parle à ma blonde et lui donne nos coordonnées et notre itinéraire du lendemain. Il n’y a pas urgence d’évacuation ce soir. Demain matin fera l’affaire.

En croisant la pointe Mistaken, nous avons la surprise d’arriver face à face avec Yvon Calder parti de La Reine le matin pour nous rejoindre. Ça me réconforte de voir mon vieux chum d’aventures; ça m’enlève unpoids des épaules. Yvon en a vu d’autres et il en impose par la justesse de ses décisions. Pendant que nous piquons nos tentes, Mario coupe du bois pour chauffer la cabane où s’installeront Diane et France pour la nuit. Il s’est levé un vent du sud tantôt et la température remonte lentement. Yvon nous annonce qu’il fera -22° cette nuit. Presque l’été! J’ébouillante mon souper et me rend à la cabane à cent pieds de nous. Quelle chaleur, et surtout quel plaisir de voir Diane et France, malgré leurs bobos, souriantes et jasantes. Bonne nuit les filles!

 

Samedi 1er mars, 7 h

 

J’ai enfin dormi comme un bébé. Et il fait presque doux ce matin. Tous sont de bonne humeur. Martin va pas mal mieux, les filles sont chaleureuses. Nous avons douze kilomètres à franchir. Je consulte pour savoir si elles vont attendre les secours à la cabane ou si elles vont aller au devant. Eh bien! nous serons tous sur la ligne de départ en attendant de croiser les motoneiges.

Vers 9 h, est-ce un mirage? Les premières motoneiges depuis le début de la course s’annoncent au loin. Yeah! Et ce n’est pas n’importe qui : Yves Audet, accompagné de Maurice Gendron. Yves est un vieux loup du lac, et il l’arpenterait la nuit les yeux fermés. Poignées de mains, accolades chaleureuses. Les deux filles vont sortir avec eux et elles nous attendront au relais motoneige de Clerval. Denis est courageux. Ses ampoules le font souffrir, il ralentit mais ne lâche pas. Un exemple de ténacité. C’est sa première traversée du lac et il n’est pas question de se faire remorquer. Je rentrerai à genoux, mais je rentrerai, se disait-il. Finalement, dans le blizzard, nous atteignons le continent, accueillis chaleureusement par nos deux filles et nos bénévoles accompagnateurs. Merci à François Mercier, Gaston Dubois, André Chrétien, Jean-Louis Labonté, Christiane Corriveau pour la coordination, et Steve Burman pour la belle réception et la prestation au piano.

Ce que nous retenons de cette aventure : une épreuve physique et mentale extrêmement puissante, un test de notre courage et notre détermination. À chaque fois nous repoussons nos limites. Nous nous sentons grandis, et paradoxalement pleins d’énergie. Nous n’avons qu’une envie : recommencer…

 

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