Le goût de fumer !

Sophie I. Gagnon, GRAFFICI, Gaspésie, mars 2014

À contresens de la campagne antitabac propagée dans les médias ces jours-ci, j’ai décidé de me rebeller et d’apprendre à fumer… N’ayez crainte, car mes poumons resteront roses comme la chair saumonée que je m’apprête à manipuler.

Un sympathique garçon me servira de guide. Jordan est le fils de Jerry Legouffe, un ancien guide de pêche de la rivière Cascapédia qui produit des trophées à nageoires fumées de père en fils depuis cinq générations. J’espère ne pas gâcher la réputation de la famille qui a su perpétuer une recette ancestrale ayant fait la renommée du Fumoir Cascapédia depuis 1999.

J’entre dans le bâtiment où des odeurs agréables mais indescriptibles se mélangent. Les lieux sont d’un blanc aseptisé qui gêne d’abord mes ardeurs de Miss fumeuse 2014. L’atmosphère s’empreint vite de mon excitation à entamer les étapes de cette séance de sorcellerie culinaire. Jordan me pointe des bacs, une sorte de petits spas où gisent des filets de saumon qui ressemblent à des vedettes en retraite fermée chouchoutées à coup de sucreries et d’alcool. Il faut savoir que ces bains magiques sont remplis d’une saumure constituée d’eau, de sel, de cassonade et de quelques onces de brandy enivrant à point le salmonidé durant quelques heures. Si certains cachent une petite flasque au bureau, ici la bouteille est obligatoire pour garantir un travail bien fait !

Dans une salle adjacente et à l’abri des paparazzis, les filets relaxeront ensuite sur de grands lits grillagés. Ils s’étendront ainsi durant toute une journée pour évacuer le surplus d’humidité ou de petites boules de stress accumulé. Ah ! la vie d’artiste ! À l’extérieur, un mystérieux cabanon cache la clef de tout ce processus. Jordan m’invite à descendre une échelle dans un genre de cachot et voilà qu’il faut que je nourrisse le grand sorcier à l’origine de la transformation ultime du saumon : un poêle à bois. À coup de deux chaudières de bran de scie d’érable par jour, les braises dégageront une fumée sucrée qui parcourra un tuyau sous terre, ce qui la refroidira. Tel un fantôme, elle réapparaîtra dans la « boucanerie» afin d’enrober le filet de son parfum. Ce sauna enfumé à froid préserve une relative humidité du poisson, à l’opposé de la viande de saucisson, par exemple, qu’on voudra plus sec avec une fumée chaude. Les filets rêveront de cabanes à sucre dans ce voyage brumeux qui durera environ deux jours. À la mi-temps, on les retournera pour éviter qu’ils ne se fassent des plaies de lit et pour égaliser l’absorption « boucanière ».

L’oeil averti des propriétaires saura détecter si la couleur du saumon correspond au type de fumaison désiré pour chaque type de pêcheur de saveurs. Un rouge brunâtre satisfera le goûteur de la recette ancestrale qui fumait intensivement le saumon. Autres temps, autres moeurs, les restaurants et clients moins ancrés dans le patrimoine culinaire de Cascapédia préféreront un poisson plus tendre à la dorure rougeâtre.

Un congélateur supersonique viendra clore l’aventure. L’anesthésie frigorifique des filets facilitera la découpe en fines tranches parfaites pour garnir le fameux bagel et son fromage à la crème. Dix mille livres de saumon seront ainsi traitées durant l’année avec la passion de la famille Legouffe. Des clients du Danemark, de New York et d’Allemagne ne jurent que par la robe fumée à la Cascapédia de leurs saumons. Plusieurs célébrités dont l’acteur Paul Newman ont fait des commandes spéciales au fumoir de la rue Gallagher. Notre Jeannette Bertrand en raffole également, le temps d’en parler pour parler autour d’une table ?

J’avoue être tombée dans le fumoir Cascapédia lorsque j’étais petite. Les gros saumons capturés par mon père ont souvent subi cette transformation légendaire. Cette chance a par contre son revers, car l’épicurienne des produits bien de chez nous snobe les canapés couverts de tranches au goût trop « tendance ».

 

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