Big Brother, regarde-moi !

Martine Corrivault, La Quête, Québec, février 2014

Au restaurant, dans l’autobus, la salle d’attente, les allées des commerces, dans la rue, ils sont partout, vous ne pouvez pas les manquer. Ils circulent tête penchée, cellulaire à la main, manipulant fiévreusement les touches ou bien l’appareil collé à l’oreille. Ils parlent tout seuls à voix haute, comme si l’avenir de l’humanité en dépendait. Vous entendez et vous vous sentez indiscret, impatient, vous éprouvez un peu de pitié…

Comment la Terre a-t-elle pu tourner avant l’invention du cellulaire ? L’objet se révèle utile pour demander de l’aide, annoncer un retard ou décrire à sa conjointe le spécial de la semaine à l’épicerie, mais pour discuter de questions personnelles en public, où est l’urgence ? Question de savoir-vivre ou de culture sociale en mouvement ?

Vous discutez avec un ami et un insolite signal sonore interrompt brusquement la conversation : « Faut que je réponde… » Pendant qu’il fouille dans ses poches pour sortir son cell, vous restez suspendu au milieu d’une phrase, avec votre idée figée dans les nuages (à moins d’un clic sur le bon piton, elle y restera !). Au lieu de vous émerveiller devant les merveilles de la technologie qui permet de communiquer instantanément avec quelqu’un où qu’il se trouve, vous pensez qu’en guise de laisse au cou des gens, difficile de trouver mieux qu’un cellulaire. En fait, à toute heure du jour ou de la nuit, l’humain branché reste accroché comme un toutou au bout de sa chaîne.

C’est Big Brother qui serait content. Plus besoin d’équiper chaque maison de télécrans : nos petites machines intelligentes lui permettraient de tout savoir instantanément. Parce qu’aujourd’hui, chacun adopte rapidement le dernier gadget pour voir sa binette sur un écran et raconter à tout le monde, librement et dans les détails, où il va, ce qu’il fait (ou compte faire) et pourquoi, ajoutant même des détails intimes et des photos inédites. Pauvre Big Brother: trop d’informations, c’est comme pas assez. Faut des ressources pour trier tout ça ! Tout branché que l’on soit, que sait-on de notre Big Brother, d’où sort-il et pourquoi l’évoque-t-on aujourd’hui ? Si le roman 1984 de George Orwell n’était pas au programme de vos cours lorsque vous fréquentiez l’école, consultez Internet. Vous découvrirez que le dictateur mis en scène par le romancier a fait des petits, qu’ils ne lui ressemblent pas toujours et que plusieurs l’ont dépassé en matière de subtilité.

Après tout, quand George Orwell écrit en 1948 pour dénoncer la perte de la liberté individuelle devant ce qu’il appelait la confiscation de la pensée par la technocratie, il ne peut imaginer à quel point l’évolution rendra dérisoire la réalité qu’il invente autour de Wilson, son héros, pour illustrer sa thèse.

Aujourd’hui, Big Brother n’a donc pas besoin de ses telescreens pour épier les gens. Et pour assoir sa dictature, il dispose de multiples réseaux, moyens et outils qui propagent discrètement et efficacement ses orientations à l’ensemble de la société: individus, organismes et gouvernements, selon ses intérêts particuliers. Ainsi, toute opposition peut rapidement être taxée d’alarmisme ridicule, de paranoïa délirante, de manque d’envergure ou même relever d’une nouvelle stratégie du maître. Ce que les sondages préciseront, si lui le souhaite.

Dans la réalité contemporaine, les Julian Assange, Edward Snowden et compagnie peuvent bien tirer toutes les alarmes inimaginables pour alerter le monde qu’avec les appareils intelligents, rien ni personne n’est à l’abri des inquisiteurs modernes, ça ne changera rien. Car Jo Public s’en fiche; il adore ses gadgets et se croit un nobody sans intérêt pour les grands manipulateurs. Les incitations à la prudence, ça relève du scénario de cinéma ou de la téléréalité qui tue le temps à la télévision.

Pourtant, George Orwell a inventé ses fables qui racontent la manipulation, la propagande et le contrôle physique et intellectuel afin de prévenir le monde contre des conflits qui ont marqué son époque. Pour lui, les structures du langage pour formuler les idées et les mots pour les exprimer s’avéraient essentielles pour résister aux aliénations. Il a même défini des règles d’écriture à oublier dès qu’on les maîtrise, disait-il, pour assurer la liberté d’expression issue de la pensée libre. Aurait-il su communiquer sa passion pour la liberté consciente dans un tweet de 140 caractères ? Et nous, savons-nous encore penser et parler en citoyens libres ?
 

classé sous : Non classé