L’œil de poisson

Jean-Pierre Robichaud, Le Pont, Palmarolle, février 2014

Le poisson a, à l’inverse du focus qui ne fixe qu’un petit point, une vue grand angle, une vision cent quatre-vingt degrés à chaque œil, ce qui lui permet, dans un monde où il est constamment à l’affut des prédateurs, de trouver sa nourriture et d’assurer sa survie. Cette vision lui permet d’analyser dans le moindre détail tout ce qui se passe autour de lui avant de prendre la décision la plus pertinente.

En ces temps de communication instantanée, de nouvelles rapportées en une ou deux phrases chocs, ou un topo de dix secondes, nous sommes prompts à y porter un jugement, souvent très rétréci par ailleurs, et à passer vivement à autre chose. Malheureusement nous ne prenons, ou nous n’avons plus, le temps de lire les journaux, qu’ils soient papiers ou numériques. Et c’est ennuyeux car c’est là qu’on peut trouver les analyses en long et en large des évènements quotidiens. Si on ne fouille pas un peu avant de porter un jugement sur quelqu’un ou quelque chose, nous ne pouvons avoir la perspective nécessaire. Et vlan! notre réponse est tranchée au couteau.

On en a des exemples à tous les jours. Le plus récent, c’est la très courte vidéo qui montre ce policier menaçant un itinérant très poqué, peu vêtu à -30°, de l’attacher à un poteau. Évidemment ces propos sont inacceptables et montrent un manque d’empathie de la part du policier. La scène a scandalisé Twitter et Facebook en un temps record.

Mon propos n’est pas de tenter d’excuser le policier. Mais puis-je apporter un bémol? Un peu de perspective? Ça faisait cinq fois que le gars appelait 911, et à chaque intervention, il refusait toujours d’aller se réchauffer dans un refuge. Des citoyens se plaignaient aussi de sa violence verbale. On ne sait pas ce qui se disait tout de suite après l’arrivée des policiers. On sait seulement ce qui se disait sur la bande vidéo. On sait seulement ce que disait finalement le policier à bout d’argument pour convaincre l’itinérant.

La perspective c’est l’œil de poisson, ce regard grand angle, cette vision cent quatre-vingts degrés, ce recul et cette distance qui permet, non pas de focuser seulement sur un mot ou sur une image, mais de voir en périphérie, d’analyser tous les tenants et aboutissants d’un évènement, et d’en formuler un jugement censé et réfléchi.
 

classé sous : Non classé