La surveillance généralisée

Carl Bergeron, Échos, Montréal, janvier 2014

L’histoire du policier qui s’adresse en des termes peu courtois à un itinérant vêtu d’un simple t-shirt et de bermudas à l’extérieur du métro Jean-Talon, durant une journée de grand froid, a fait le tour du Québec. Un passant a filmé une partie de la scène avec son téléphone portable. On y voit un policier menacer l’itinérant de « l’attacher à un poteau » s’il devait avoir à nouveau un appel 911 à son sujet. Selon le policier, il y a aurait eu en effet plusieurs plaintes envers cet itinérant, qui aurait par ailleurs fait preuve d’agressivité.

Ceci n’est pas nouveau. L’omniprésence des nouvelles technologies a multiplié les exemples où des citoyens filment de leur propre initiative des interventions policières jugées à tort ou à raison abusives.

Que l’on pense seulement à la tristement célèbre Stéfanie Trudeau, le matricule 728, dont le comportement outrancier s’est attiré à juste titre la désapprobation générale, en premier lieu lors des manifestations étudiantes, en second lieu lorsd’une intervention sur le Plateau Mont-Royal où elle a clairement employé une force abusive.

À l’inverse, on peut aussi penser à cette intervention filmée sur la rue Saint-Laurent, l’été dernier, où un homme a été interpellé dans le cadre d’un festival de rue au milieu d’une pagaille inouïe: l’homme ayant résisté et s’étant montré hostile, les policiers ont dû employé la force et procéder à son arrestation, tandis qu’alentour la foule se rassemblait et criait à l’injustice en lançant des insultes.

 

Recul nécessaire

 

Chaque cas rapporté est unique et doit être accueilli avec le recul nécessaire. Pour un matricule 728, combien de policiers normaux, aux prises avec un métier et une réalité difficiles, qui tentent de faire leur travail de leur mieux et sont ainsi brutalement mis en examen par une « surveillance » citoyenne expéditive ?

On se doute bien que le policier n’aurait pas, pour de vrai, attaché au poteau le malheureux itinérant. Il voulait un résultat, auprès d’un individu qu’il jugeait peu réceptif aux arguments ordinaires, ce qui se défend puisqu’il ne s’agissait apparemment pas du premier appel. Bien sûr, on peut se désoler que l’itinérant, peut-être diminué sur le plan psychologique, fasse les frais de paroles aussi rudes. Mais on ne vit pas dans un monde idéal. La société québécoise a fait le choix de la désinstitutionalisation ; des itinérants malades psychologiquement courent les rues souvent sans aucun filet. Les problèmes concrets qui en découlent sont laissés entre les mains de policiers à qui on se donne ensuite le droit de faire la morale parce qu’ils répondent au besoin de citoyens qui exigent de conserver leur confort et leur sécurité. Cette hypocrisie n’est pas correcte.

 

Le ressentiment grandit

 

Depuis quelques années, le ressentiment anti-police a débordé les limites du militantisme d’extrême-gauche pour se répandre sournoisement dans d’autres couches de la population. Dans une société postmoderne qui a érigé en dogme le refus de l’autorité, la police représente l’ultime bastion et le repoussoir idéal. On croit qu’il serait possible d’assurer l’ordre en s’appuyant moins sur une force paramilitaire que sur une autorité administrative douce grâce à laquelle aucun individu ne serait « forcé » de faire quoi que ce soit, et où tout, le moindre acte, la moindre parole, serait réglementé par une déontologie égalitariste infaillible. Ce projet est trop beau et trop lisse pour être réaliste.

Plaider pour une plus grande transparence dans l’enquête sur les abus présumés de la police est une chose – et une chose raisonnable. Cultiver un soupçon systématique envers les forces de l’ordre pour mieux humilier leur autorité en est une autre. Les micro-« big Brothers » qui se promènent partout en ville portable à la main à la recherche de «dérapage » auraient avantage à garder cette différence à l’esprit. Car, avec les nouvelles technologies, qui donnent un nouveau pouvoir aux citoyens, viennent aussi de nouvelles responsabilités.
 

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