Grande-Vallée, sa Côte et son Roch

Jean-Claude Côté, Le Phare, l’Autre vision, Grande-Vallée, décembre 2013

Géographiquement parlant, notre village est une vallée avec une côte pointant vers la mer pour y bâtir une église dont le clocher veut être vu de loin. Cette vallée a les pieds dans une baie du golfe St-Laurent et s’enfonce dans les montagnes au loin, près des refuges d’orignaux, là où allait chasser Roch Fournier. La géologie nous apprend qu’il y a cent mille ans, un épais glacier a produit un décrochement de terrain qui permet d’apercevoir la célèbre « Formation de Cloridorme». Invisible à Cloridorme, cette curiosité géologique est très visible dans la falaise, sous le centre culturel de Grande-Vallée. La célèbre Faille Logan se situe un peu en retrait derrière le village. Notre Grande-Vallée : pays de failles, de baies, de hautes montagnes, de falaises escarpées, donne une topographie encadrée entre « charme et séduction ».

Chez nous, grâce à notre généalogiste amateur, on peut retracer l’histoire des premiers habitants de notre village, considérés comme les familles souches. Je me demande pourquoi utiliser le mot « souche » pour qualifier ces familles. Car, règle générale, le mot souche fait référence à la partie d’un arbre qui reste dans la terre après l’abattage. La plupart du temps cette partie de l’arbre meurt. J’opterais plutôt pour famille racines. Bon, laissons aux gens de l’Académie le soin d’être comme nous, des hommes faillibles. Quelques mois après la venue d’Alexis Caron, en 1843 est arrivé Étienne Fournier dit « le navigateur » qui est l’ancêtre des Fournier du bas de la côte c’est-à-dire : Euloge, Thomas et Charles. Les Fournier de Petite-Vallée eux, descendent de Vital Fournier. L’auteur de ce texte a donc quelques gènes de Fournier par la grand-mère Alma, fille d’Alexis descendant de Vital. Après 1861, Simon Fournier est venu s’établir à l’est de la rivière, plus précisément sur la côte et est devenu l’ancêtre de Roch  dont il est question dans le présent texte.

La petite histoire de notre village nous rapporte que la côte a donné lieu à des différends entre villageois du haut et ceux du bas de la côte. La construction de l’église surtout a été au centre de ces luttes intestines. La politique alimentait aussi ces oppositions. On était plutôt rouge en haut de la côte et plutôt bleu en bas. Les divergences se sont estompées quand les jeunes gens du haut de la côte et ceux du bas et vice-versa ont créé des alliances par les liens du mariage. Ce fut le cas de Roch Fournier, un bon libéral du haut de la côte, quand il a marié madame Julienne, fille de Georges Richard conservateur d’en bas de la côte. Roch est allé encore plus loin que les alliances, en poussant l’audace, car Roch était audacieux, jusqu’à décider de dormir en haut de la côte et d’aller gagner sa vie en bas de la côte. Après avoir acquis son expérience des affaires au magasin général de Georges Fournier, il a été choisi parmi plusieurs aspirants pour la gérance du magasin des Hyman.

À l’époque, en Gaspésie, le règne des marchands jersiais achevait. Du moins sur le littoral nord du St-Laurent, de Grande-Vallée à Rivière-au-Renard pour ce que j’en connais. La faillite guettait les Hyman et ils ont pris la poudre d’escampette. Personne n’a tenu grief à Roch d’avoir acheté le commerce situé à l’est du village, tout en bas de la côte. L’achat du magasin général Hyman a été une bonne affaire pour Roch. Hyman en faillite laissait des bâtiments et un inventaire imposant. À l’époque au magasin général on trouvait de tout : des remèdes, de l’épicerie, des chaussures, des friandises, de la quincaillerie, des matériaux de construction, de la moulée, de l’avoine pis des claques. Et comme le disent Roland et Napoléon, pour les trucs imaginaires : si ça existait, on l’aurait ! Avec une âme de dépanneur, Roch a maintenu très longtemps cette diversité marchande sur ses tablettes. Roch avait le sens des affaires et surtout, il se « mêlait de ses affaires ». Sauf une fois à ma connaissance. C’était sur une fin de printemps et comme je m’apprêtais à me lancer en agriculture, j’avais décidé d’élever un porc. Oui, un porc. Un tout petit porc qui deviendrait grand si Dieu lui prêtait vie. Un porc comme démarrage d’entreprise ! Mais, il fallait construire l’habitation du porc. En bois ! N’ayant moi-même aucune aptitude pour la construction de maison de cochon ou de toute autre habitation faunique ou humaine, j’ai fait appel à mon frère Nérée. Je suis allé chez Ti-Roch (c’est ainsi que tout l’monde nommait son commerce) chercher bois, clous et bardeaux. Nous nous étions installés en arrière des  bâtiments à l’abri des regards curieux y compris ceux de ma femme. Nous nous sommes mis à débiter le bois puis à amorcer la construction avec toute la précision que nous indiquaient : crayons, équerre, niveau, galon à mesurer. Dans la charpente, on n’a pas le droit d’être distrait et de manquer de rigueur. Il en va de la stabilité de la construction. Pour s’en convaincre aujourd’hui, on a qu’à regarder ce qui se passe dans la construction des ponts ! Souvent, les deux apprentis charpentiers se trompaient. Ils jetaient alors la pièce gaspillée sur un empilage qui commençait à prendre beaucoup de volume lorsque Ti-Roch s’est manifesté en blouson de toile, les mains dans les poches, affable et les yeux avides de connaître le but de mes faramineux achats de planches, de 2 x 3, etc. Roch se faisait un devoir de visiter ses meilleurs clients. Ce que j’étais subitement devenu.

–  Vous construisez quoi, lança Ti-Roch ?

–  Une porcherie rétorqua mon frère.

Le bâtiment s’élevait sur une base de 5 pieds sur 5 pieds. Avec le recul du temps, il est permis d’affirmer que nous manquions de vision. Car le petit cochon deviendrait grand si Dieu lui prêtait vie.

– Très belle bâtisse lança Ti-Roch. C’est d’valeur qu’elle ne soit pas plus grande. Votre cochon vous ne le garderez pas dans le plâtre. Roch avait un sens aigu de l’humour.

– C’est sûr qu’il va grossir répliqua mon frère. Mais, s’il devient trop long, il se tiendra à la verticale et il dormira comme dans l’émission de « Popa et Moman » ! Nérée aussi avait un certain sens de l’humour et surtout une réplique assez rapide, merci !

Mon frère, à genoux, le marteau dans les mains me jeta un regard foudroyant. Car c’était moi l’expert en mesurage. J’avais dû mal évaluer les dimensions. Il faut dire qu’à l’école je n’étais pas assis sur le même banc que Gérald ! En fait, Ti-Roch avait tenu ses propos sur un ton si badin que son avis avait quasiment les allures d’un compliment. Pis, on a fini par être fier de nous ! Roch savait d’instinct faire du renforcement positif. La visite de Roch Fournier c’était un intermède dans cet air de printemps. Un air dans le bon sens des choses ! Et le vol des oiseaux migrateurs de retour. Les bourgeons parfumés des peupliers baumiers ! La terre qui exhalait une douceur de brume annonçant l’imminence de l’été.

Quand ma femme a compris le but de ma construction et mon intention d’élever un porc, elle a vertement posé son veto. J’ai opté alors (à son insu) pour un petit agneau. Ironie du sort, l’agneau a été acheté de Roch Fournier (de Manche d’Épée). Et la belle petite bâtisse a été transportée près du jardin où mon épouse a remisé ses menus instruments aratoires. Le petit mouton lui a eu droit à un parc aménagé dans l’un des bâtiments qui niaisait là, tout près.

En guise de formation académique, Roch s’était rendu là où finissaient les apprentissages de la lecture, de l’écriture et de la manipulation des chiffres et de quelques matières secondaires comme la géographie, l’histoire et le catéchisme dans notre village. Il a été un fougueux sportif : joueur de hockey, de softball dans sa jeunesse, et joueur de billard jusqu’à la fin. Très jeune, seize ans tout juste, à la fin de la dernière guerre mondiale, il a fait partie de l’armée de réserve. Aujourd’hui à cet âge on fait partie du camp de la chanson ! War is over if you wan it!

Roch est né homme d’affaires. Dans le temps, on n’était pas en affaires sans être impliqué dans une multitude de groupes sociaux et proche de ses concitoyens. Ainsi, au temps de la Révolution tranquille, Roch a été secrétaire de la commission scolaire de Grande-Vallée. Un peu plus tard, il est devenu maire du village, et ce durant toute une décennie. Il avait détrôné Robert Lebreux, (on pourrait dire Robert Lebleu tellement il était Union nationale) ! Roch était membre du Club Lions, des Chevaliers de Colomb, de l’organisme régional Centraide. Et les comptables lui donnaient un A+ pour la tenue de ses livres.

Roch a été associé à plusieurs dossiers sociaux et économiques d’une grande importance pour le village, mais aussi pour la région : avec Élie Bernatchez, Guy Bernatchez et Harry Lachance, il a mené à bien l’implantation du CLSC dans l’Estran. Avec Hector Richard entre autres, il a contribué à l’établissement de l’école Esdras-Minville. Mais, surtout, en 69-70 avec un groupe de citoyens, au temps le plus difficile de la mise sur pied de son commerce, il a mené toute une campagne politique pour le remplacement du syndicat forestier par la Compagnie James Richardson. Quelque quatre ans plus tard, il a dû mener une autre campagne pour la venue de la société d’État Rexfor qui a remplacé la compagnie qui elle aussi avait pris la poudre d’escampette. On ne peut pas affirmer que Roch s’est trompé sur l’emplacement de la scierie. Les choses étant telles que le site actuel s’imposait par les exigences de la compagnie. C’était là ou rien. Ok, les gens habitant la proximité de la scierie doivent endurer certains inconvénients : bruit, poussières, danger de conflagration, etc. Mais, en même temps, depuis plus de quarante ans la scierie est le gagne-pain de plusieurs concitoyens. Pour ce qui est des inconvénients, il ne tient qu’aux gens du village de se mobiliser afin de trouver des mesures d’atténuation des inconvénients. Un maire ce n’est pas le dieu Atlas pour tenir la terre sur ses épaules. Le Paysage Humanisé en partenariat peut amener des solutions.

Comme nul n’est prophète dans son pays, Roch n’a jamais reçu de décoration. Ben, pas à ma connaissance. Ah ! Que les proverbes ont l’heur d’être vrais tel celui-ci : derrière tout grand homme, il y a une grande femme. En effet, c’est madame Julienne la femme de Roch qui a reçu l’ultime distinction du lieutenant-gouverneur, reconnaissant son mérite et le rôle exceptionnel qu’elle a joué dans sa communauté. Je suis sûr que du haut de son nuage, Roch a applaudi. Et qu’il embrasse madame Julienne et ses enfants : Guy, Caroline, Chantale et Roch jr.

Nous reconnaissons les qualités que Roch a transmises à ses enfants : discipline, fierté, accueil, respect des autres, générosité, patriotisme. Roch Fournier était un populiste.  Il se réclamait de ses concitoyens, partageait leurs aspirations profondes et les défendait bec et ongles. Roch avait ses entrées dans tous les foyers du village. Sur le plan politique, il faut ajouter que Roch a été sollicité pour être candidat aux partis libéral, provincial et fédéral. Il a refusé. Quand je pose la question à ses proches, on me dit que Roch connaissait ses limites. Personnellement, je crois que c’est faux. Roch aimait tellement son coin de pays qu’il aurait été incapable de suivre la ligne de parti et surtout il aurait été incapable de vivre loin de sa chère Grande-Vallée. Jamais un homme n’a incarné si bien son nom. Roch était un roc qui inspirait confiance et fierté. Et là, je mesure bien mes mots.

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