J’ai perdu ma maîtresse, sans l’avoir mérité

Jean-Claude Côté, Le Phare, l’Autre Vision, Grande-Vallée, novembre 2013

« L’enfance et les matins ont la splendeur des choses neuves.» Jean d’Ormesson

Ma première institutrice est décédée. Le cœur gros, avec la chorale de l’église, j’ai chanté à ses funérailles. Une institutrice qu’il est impossible d’oublier malgré le temps qui passe, mérite un mot d’adieu. En fin de carrière, elle a connu une rude épreuve : elle a dû prouver à la commission administrative du régime de retraite qu’elle n’était plus jeune. Elle paraissait toute fraîche : pas un cheveu blanc, démarche fière, alerte. Des pas rapides, marqués du talon comme dans une fanfare de régiment. Ça, c’est lorsqu’elle sortait de mon bureau avec des consignes « presto et  vivace ». Car après avoir été son élève à la petite école, je suis devenu son directeur.

En faisant des recherches sommaires, j’ai trouvé qu’elle était née trois ans avant la crise économique de 1929, l’Angleterre allait signer sous peu le traité de Westminster, Herbert Hoover, un démocrate était alors président des Etats-Unis, Hitler éduquait ses jeunesses, Pie XI, né Achille Ratti était pape, ça faisait un an que Tchan Kai Chek avait succédé à Sun Yatsen comme premier ministre du Japon et que l’idée d’ouvrir la colonie de Grande-Vallée faisait son chemin. C’est comme si Madame Thérèse avait choisi cette époque de bouleversements pour accomplir son destin. Son éducation s’est faite en plusieurs étapes si l’on tient compte de l’école de la vie. D’après mes déductions, elle aurait commencé l’école en 1932. Suivant les traces des Piaget, des Montessori, des Mgr Ross, mais surtout des Forest-Ouimet et des Beaudry, elle arrive jeune fille de 18 ans dans une école à numéro de la colonie. En 1944, donc elle a douze ans de scolarité. Il fallait aller à Gaspé ou à Sainte-Anne-des-Monts pour trouver quelqu’un qui en avait quatorze. Madame Thérèse avec ses douze ans de scolarité, c’était le « nec plus ultra ». Le « jet set » pour la colonie. Dans ce temps-là, trois familles pouvaient assurer la clientèle pour une école. À cause du ratio maître/élèves du temps, il en fallait en réalité quatre. Trois écoles avaient été construites dans la colonie: la numéro 1, la numéro 2, la numéro 3. La laïcité, on connaissait ça.  Madame Thérèse a enseigné dans l’école numéro 1.

J’étais un bien jeune enfant lorsque j’ai connu madame Thérèse. Dans mes deux premières années d’école, elle m’a surtout  appris à lire et à écrire et à  tenter de vivre sous l’œil de Dieu. Elle enseignait à une classe de quarante-deux élèves répartis en six divisions. Madame Thérèse était une intellectuelle. Mais son génie c’était de savoir transmettre ses connaissances. Sa pédagogie était basée sur deux concepts simples: j’enseigne, vous étudiez. Ceux qui n’avaient pas compris ce diptyque en assumaient les conséquences. Nous étions en pleine guerre mondiale en 1944. Ma tante Ida pleurait parce que le plus vieux de ses fils avait été enrôlé, puis après ça parce qu’il avait reçu sa « discharge ». Produit de la guerre moi-même, j’ai eu l’honneur de figurer dans un régiment de culottes courtes, 1ère année, jumellé à Damas Minville fils de Léon, mon parrain-élève, haut de presque six pieds. Ça ne chauffait pas seulement en Pologne et en Allemagne; ça chauffait aussi dans notre école. Notre « Générale » n’a pas les épaules bien larges, mais quelle voix! quel regard! lorsque la pagaille menaçait, bon dieu!. Cette voix et ce regard confortés par la règle de bois franc avaient raison des moins raisonnables. Il faut dire qu’on émergeait à peine de l’époque ou la férule et les « féruleries » étaient les lieux communs les plus efficaces pour la communication et l’exécution des consignes. C’était au temps du curé Bujold. Toujours au temps du curé Bujold! Bien sûr qu’il donnait raison à la maîtresse sans qu’on en soit conscient, car, le curé donnait sa règle d’or en latin : nihil est in intellectu quod non prius fuerit in ferula. C’était une traduction de cuisine de Thomas d’Aquin qui était convaincu que rien n’entre dans l’intelligence qui n’ait  d’abord  passé par les sens.

Puis en 1946, j’ai perdu sa trace.

En 1968, vingt-deux ans après sa réclusion dans la colonie, elle entreprend sa croisade vers le Saint-Graal des diplômes. Et de cette croisade, elle n’est jamais revenue. D’après mon bilan en 1988, elle aurait accumulé douze années de scolarité supplémentaire en vingt ans tout en enseignant à temps complet. Avouons que c’est un fait extraordinaire pour une petite femme qui se voulait bien ordinaire.

J’ai surtout connu Thérèse depuis 1979. Et je peux affirmer que c’était une passionnée. Comme le lui a enseigné Mgr Ross à travers sa pédagogie, elle n’a pas éteint ses passions, mais les a plutôt orientées et même développées avec ordre et méthode. Thomas d’Aquin disait : « la passion est un amour vers un bien qu’on n’a pas ». « Ôtez l’amour disait Bossuet il n’y a plus de passion et, posez l’amour, vous les faites toutes naître. »! Douée d’une grande intelligence, elle a emmagasiné sur son « disque dur des méga-octets » de connaissances.

Thérèse pourrait figurer au « temple de la renommée des érudits ». Elle a obtenu un brevet C pour parler aux enfants, un brevet A pour parler aux adolescents, un baccalauréat ès arts pour parler de n’importe quoi avec n’importe qui, un certificat en sciences religieuses et théologie pour parler aux curés, un certificat en andragogie pour parler aux hommes, une attestation d’études en mythologie gréco-romaine pour parler aux dieux, un certificat en enfance inadaptée pour parler à ses « boss »! Là, croyez-moi, j’en oublie.

Elle a reçu une mention de l’Université du Québec pour sa contribution exceptionnelle à la vie de son milieu scolaire; le Ministère de l’Éducation a tenu à lui témoigner son appréciation pour la qualité de la publication d’un ouvrage sur la pédagogie d’intégration d’activités pédagogiques; elle a aussi à son compte un précieux travail sur l’application pédagogique de l’ordinateur. Une pionnière dans ce nouveau domaine! On l’a vue aussi écrire, peindre, photographier, jouer de la musique et chanter. Et sur ce dernier point, nous partagions la même passion : le chant choral.

J’aimais bien diriger la chorale. Quand les voix obéissaient (ce n’était pas toujours le cas) au mouvement de ma main, j’étais content. Mais, cela l’était moins pour la soprano Thérèse qui elle connaissait la musique. Habituellement sa présence à la chorale se justifiait par un besoin obsessionnel de rechercher les fautes que je pouvais commettre. Alors de ses yeux myopes rivés sur son cantique, elle scrutait les moindres pièges et en oubliait de chanter.

– Il y a quatre temps sur cette note. Tu en diriges trois. Puis sur la syncope dans la deuxième mesure de la troisième portée, tu fais exécuter une note pointée suivie d’une croche au lieu d’un triolet.

– Ouais, vous avez raison pour la syncope. Je vais reprendre.

– Puis le triolet?

– Le triolet aussi.

– Y a un soupir que tu ne respectes pas.

Oui pis il y en a d’autres que je retiens volontairement, pensai-je.

Des fois entre elle et moi, la relation prenait l’allure d’une vieille compétition non terminée.

Madame Thérèse, pour votre engagement, pour votre contribution  à l’éducation de nos jeunes, je vous dis merci. Pour les fois qu’on a oublié de vous dire qu’on vous aimait et qu’on vous appréciait, je vous demande pardon.  Vous ne nous avez pas quittés. Vous avez débuté un nouveau commencement.

Ce qu’il y a de mieux dans ce monde, de plus beau, de plus excitant, ce sont les commencements. L’enfance et les matins ont la splendeur des choses neuves.

 

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