Ma première histoire de pêche

Sophie I. Gagnon, GRAFFICI, Gaspésie, octobre 2013

J’ai beau avoir vécu toute ma vie en Gaspésie, je n’avais jamais taquiné le saumon. C’est cet été que j’ai reçu mon baptême de pêcheuse sur la rivière Bonaventure.

J’ai en mémoire le film mettant en vedette Brad Pitt, La rivière du sixième jour, pour lequel j’ai craqué. Je sais que de célèbres joueurs de hockey, d’acteurs et de princesses anglaises se sont déjà rués en Gaspésie pour pêcher le saumon, considérant cette activité comme l’ultime loisir alliant grand air, nature, sérénité et techniques sportives. Je n’ai peut-être jamais été traquée par des paparazzis, mais c’est mon tour de taquiner le roi des rivières gaspésiennes !

Je me rends d’abord à la boutique Sexton et Sexton à Cascaspédia-Saint-Jules où travaille Tod Cochrane, spécialiste de la mouche. Les murs de la boutique exposent tout ce qu’il faut pour rendre jalouses les danseuses de charleston des années 1920 ou les drag queens d’aujourd’hui : plumes, paillettes, ficelles et perles aux couleurs provocantes. M. Cochrane me montre comment fabriquer la mouche Blue Charm, qui courtisera les plus beaux mâles aquatiques des alentours. Celui qui peut créer une centaine de leurres par jour enroule l’hameçon d’un mince fil et me laisse parfaire ce corset de nylon noir en m’indiquant de bien serrer, une tâche qui met à mal ma dextérité, peu habituées que sont mes mains à ce travail pour doigts de fée. Je pare ensuite ma mouche d’une robe qui fera tourner des têtes, mais pour laquelle des têtes ont aussi dû tomber : elle sera faite de poil de queue d’écureuil et de duvet de cou de faisan doré. Rehaussée d’une plumette bleue, cette toilette morbide et ravissante à la fois sera enlacée d’un fil argenté cachant tout détail qui pourrait révéler l’origine macabre de ma Dame en bleu, au grand dam de Michel Louvain.

Dimanche, 8 h. Grâce à la garde-robe de la Zec de la rivière Bonaventure, je m’habille en moine des cours d’eau. La rivière s’offre comme un intermède du ministère de l’Environnement à la télévision alors que balbuzards, becs-scie et pygargues occupent la scène. Pins, thuyas, épinettes et bouleaux se doublent par l’effet miroir de l’eau émeraude. C’est sur ce boulevard translucide que je m’initierai aux subtiles manipulations de la perche enseignées par un professeur en or : Claude H. Bernard. J’embarque dans le canot de bois et il nous éloigne soigneusement de la rive tel un gondolier de Venise.

Ma complice ailée sera nouée à la ligne avec l’agilité du pêcheur-chirurgien. J’empoigne la canne. Je lance poétiquement ma ligne selon les directives de mon chorégraphe à bottes-pantalon. Cette envolée se veut une valse à trois temps avec une touche de tango.

L’accélération vers l’arrière, l’arrêt soudain du bras vis-à-vis l’épaule, pause, et on ramène le bout de la perche vers la cime des arbres d’en face. On devrait entendre un beau sifflement et non un « tac » sec indiquant que la ligne ne s’est pas suffisamment déployée vers l’arrière. Brève pause et on abaisse la perche pour coucher la ligne sur son lit d’eau. Voilà que ma Blue Charm parade gracieusement à l’affût d’un gaillard à nageoires.

Hors canot, l’enjeu est le même, mais sur un pavé désuni, sans coulis et verni à l’infini, le talent de l’équilibriste est de mise. Le courant froid déstabilise mes quadriceps qui devront contrer l’effet en se positionnant parallèlement au courant. Et on recommence la valse-tango. Afin d’allonger la portée, c’est l’agilité de Buffalo Bill qui sera nécessaire. Je dois engranger plusieurs longueurs de ligne entre mes doigts. Puis, tel un lancer de lasso, faire aller et revenir la ligne pour libérer chaque longueur en alternance sans qu’elles ne touchent l’eau, jusqu’au tir final. Aucun buffle de rivière n’a été capturé…

Selon M. Bernard, la carrière d’un pêcheur se divise en cinq étapes. La fierté d’attraper son premier saumon est suivie par l’ambition de multiplier les prises. La visée du GROS trophée vient en troisième. La quatrième, plus zen, est lorsque la sortie en rivière suffit au bonheur, saumon ou pas. Arborant un sourire sage, M. Bernard confie qu’il en est à l’étape ultime : l’expérience acquise au fil de ses conquêtes saumonées est aujourd’hui transmise aux jeunes apprentis qui perpétueront cette passion. Merci, maître Bernard, de m’avoir offert une si enrichissante classe verte.

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